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Soit un(e) X conceptuel(le). Si X = graphisme, alors…

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Revue critique de l’école nationale supérieure des beaux-arts de Lyon, initiée par son directeur Emmanuel Tibloux, « Initiales » ouvre son premier numéro avec les lettres GM pour George Maciunas. Figure essentielle du mouvement Fluxus, l’américain aura été tour à tour et en même temps, artiste-galeriste-designer-graphique-auteur-designer-performeur. Homme des traits d’union, c’est le terme de « conceptuel » que Rouffineau utilise pour précisément unir, ou du moins relier GM et CW, initiales pour Cornel Windlin. Brillant et frondeur, discret et précis, le designer graphique suisse voit son portrait dessiné par Gilles Rouffineau en creux de celui de Maciunas : les deux hommes jouant volontiers des concepts, du langage, des processus de travail. Du rebut et de la provocation aussi, ce que fera dire à l’historien et designer graphique Richard Hollis, cité par Rouffineau, que Windlin serait proche des dadaïstes. Proximité conceptuelle ? Affinité avec un Maciunas qui se serait bien vu en néo-dadaïste ? L’article éloquent de Rouffineau fait la démonstration que le concept du graphisme c’est de devenir concret, ou plus éloquemment, de se rendre concret, c’est-à-dire existant, solide, qui s’expérimente autant qu’il (s’)informe. Texte proposé par officeabc.

En 1963, après deux années de travail en exil (après la faillite de la galerie AG, fuyant, comme il le fera toute sa vie, des huissiers trop zélés, il rejoint l’Europe où il travaille comme designer pour l’armée américaine à Wiesbaden), G.M. achève l’édition de An Anthology…, ouvrage majeur de l’histoire de l’art édité par La Monte Young et Jackson Mac Low qui donne, pour la première fois, la parole à la quasi totalité des acteurs de Fluxus. Son sommaire est présenté sous la forme de nuages de rubriques et de noms propres et invente avant l’heure la notion de « tag ». ::: {.blank} :::

La lecture de l’argument qu’utilise le jeune Cornel Windlin en 1997, dans le catalogue annuel du festival de Chaumont, pour présenter sa production des années précédentes – une trentaine d’affiches de concerts pour la Rote Fabrik à Zurich – interroge et donne à penser : « L’idée était de créer un graphisme conceptuel qui pourrait éventuellement engager un dialogue avec le public1. »

Quel est ce graphisme ? Quel serait ce dialogue ? Les appréciations ultérieures tenues sur son travail pourraient sans doute nous éclairer, avant qu’un antécédent historique majeur n’apporte à son tour une contribution à cette élucidation.

Lorsque Windlin reçoit, dix ans plus tard, à Berne, le prix du Designer de l’année décerné par l’Office fédéral de la culture suisse, son travail est reconnu pour le caractère contextuel de ses productions visuelles qui honorent le graphisme national2. À Brno, le jury qui lui décerne en 2010 le Grand Prix de la Biennale internationale de Graphisme pour la communication annuelle du Schauspielhaus, le théâtre de Zurich, souligne l’authenticité de la démarche et sa radicalité inscrites dans une histoire du graphisme3. Alors que la commande pour le Schauspielhaus se prolonge pour la saison suivante, Cornel se voit attribuer cette même année, avec Gregor Huber, le grand prix du Festival international de l’affiche de Chaumont dont le jury est présidé par M/M(Paris). Les arguments développés par les membres du jury dans le catalogue de la manifestation constituent l’occasion de saisir plus précisément ce que le qualificatif conceptuel, qui lui est toujours associé, pourrait signifier. Ainsi, le jeune graphiste et plasticien Xavier Antin estime pour sa part que son langage graphique articule des idées communes aux différents supports et révèle à la fois le processus de travail et un investissement particulier du designer4. Le fait de pouvoir décoder ce discours à travers un ensemble cohérent chez Windlin aura suffi pour le distinguer dans ce concours. Participant également au jury, Daniel Mason témoigne de son côté d’une extrême curiosité à l’égard de ce travail dont il voudrait appréhender plus précisément les conditions techniques, mieux comprendre l’élaboration avec le client et, même, rencontrer celui-ci pour saisir plus complètement le déroulement du projet5. Son désir amorce peut-être le souhait de dialogue formulé quelques années auparavant par Windlin. Mathias Augustinyak résume l’appréciation du jury en considérant qu’il a réussi à faire tenir un ensemble cohérent, un monde, dans le format nécessairement réduit de l’envoi pour concourir6. Associant Michaël, son complice au studio M/M, dans l’explicitation de ce jugement, il nomme la force qui distingue chez Windlin une capacité particulière, une force peu courante qui appartient parfois aux designers et aux artistes : celle d’un auteur qui sait redéfinir sa pratique en permanence. Dans le champ du design, cela signifie qu’il vise à nous permettre de vivre mieux7.

Cornel Windlin : graphiste néo-dada ?

Les appréciations glorieuses qui identifient l’élan conceptuel de ce graphiste-auteur témoignent d’une constance, d’une permanence où s’établissent des continuités lisibles entre ses travaux, aussi bien dans une même commande – c’est une logique de cohérence interne – que d’une saison à une autre, et plus largement traversant ses projets graphiques sur plusieurs années. Mais chez Windlin, cette cohérence globale peut sembler paradoxale puisqu’elle n’est en aucune manière stylistique. Elle tient dans la méthode. Comme le notait déjà le critique Rick Poynor en 1996 à propos des affiches de la Rote Fabrik qui l’ont fait connaître, l’ensemble propose un répertoire très varié d’allusions aux formes graphiques les plus quotidiennes8.

Particulièrement conscient de ses choix radicaux, ce parti pris d’appropriation, ces jeux de citations et d’emprunts habiles permettent au designer d’éviter ce qu’il considère comme le piège du style personnel9. Il adopte un mode distancié et frondeur, excluant délibérément la solution la plus attendue pour rompre avec les habitudes visuelles. En 2001, déjà pour le Schauspielhaus de Zurich, il faisait réaliser une imposante galerie de portraits noirs et blancs, austères, rangés sans autre hiérarchie que l’ordre alphabétique, de 232 « spécialistes » : employés, acteurs, techniciens, directeur et administratifs du théâtre dans le programme de pré-saison. Le format et le papier journal ajoutent à l’impression de quotidien ordinaire que confirme le choix d’autant de typographies fantaisie de titrage que de productions théâtrales. Chaque spectacle trouve ainsi son signe graphique dans le dernier cahier rose du document dont le sommaire joue au répertoire typographique. Windlin s’interdit toute image de spectacle, tout essai convenu sur la dramaturgie et privilégie les images du contexte, de la ville elle-même ou bien de l’actualité prélevée dans les médias de presse dont il souligne l’origine par la forte trame photomécanique.

Sa méthode critique entretient un rapport privilégié avec le langage verbal. Par exemple, lorsqu’il adopte spontanément le rôle de rédacteur en choisissant des mots épars – des prépositions – comme autant d’énoncés fragmentaires dans une série d’affiches pour le même théâtre en 2009-2010. Et quittant le domaine culturel réputé tolérant aux expérimentations, il ne propose pas de maquette d’intention mais un simple script au client pour présenter le projet d’édition des meubles Vitra. Dans les rares entretiens, comme celui que vient de publier la revue Backcover par Richard Hollis nous livrant les détails d’un véritable making-of de designer10, il nomme d’emblée les stéréotypes qu’il affronte pour ne pas les produire.

On se doute que les relations avec les clients ne sont pas toujours faciles. Et avec une franchise à la fois naïve et réflexive, il se demande même pourquoi il se met délibérément dans de telles situations ! Dans l’entretien cité précédemment, Windlin pousse la provocation jusqu’à affirmer qu’il choisit son iconographie parmi les images publiques qui finissent à la poubelle. Hollis identifie là une attitude dadaïste11. La remarque ne lui semble pas déplacée puisque Windlin rappelle justement que le mouvement Dada est né à Zurich…

Un malin génie du lieu lui aurait-il soufflé de revenir à Zurich après avoir séjourné et travaillé à Londres pour Neville Brody à la fin des années 198o ? Au-delà de l’allusion incisive de Hollis, il n’a jamais été évident de se revendiquer explicitement du dadaïsme.

Au début des années 196o, George Maciunas en a fait cruellement l’expérience. C’est même un épisode marquant, un tournant fondateur de Fluxus : justement, celui de sa nomination.

S’inscrivant dans le sillage des avant-gardes, Maciunas aurait-il souhaité ajouter un nouvel « isme » à la liste de ceux que Lissitzky et Arp ont publiés en 1925 pour résumer les tendances qui se sont succédées entre 1924 et 1914 ? Ajouter, ou plutôt assumer l’héritage tout à la fois Constructiviste, Merz, Film d’avant-garde, Dada… – exceptés sans doute l’art abstrait et l ’expressionnisme – sous le terme global de néo-dadaïsme12 ? En hériter, sans doute, mais Raoul Hausmann, consulté par lettre en 1962, déconseille fortement à Maciunas d’emprunter ce terme pour qualifier son projet collectif avant de conclure en faveur de « Fluxus », l’alternative proposée par le designer graphique13. En se soumettant à l’avis de Hausmann, figure historique autorisée, lui-même conforté par l’avis négatif de Tzara14, Maciunas signe sa dépendance et l’efface dans le même temps. Dès lors, il n’aura de cesse de relier obstinément Fluxus à l’histoire de l’art dans un ensemble de graphiques particulièrement élaborés15. Cette dépendance touche encore le nom Fluxus lui-même, emprunté à un projet de revue qu’il envisageait un temps de créer avec des immigrés lituaniens. Désaffecté, le nom est déjà un objet trouvé puis revitalisé, un ready-made16.

Le court-circuit opéré par Hollis, rapportant l’attitude conceptuelle de Windlin directement à Dada, est pertinent. En particulier parce qu’il n’emprunte pas le détour attendu par l’art conceptuel de la fin des années 1960 face auquel les comparaisons ne tiennent pas. En effet, ce graphisme ne se dématérialise d’aucune manière, il ne cherche pas à mettre en question le privilège d’un médium, il ne vise pas à résister au fétichisme de la marchandise, il ne se constitue pas véritablement contre le formalisme greenbergien, il n’est pas réduit à être un commentaire tautologique sur le design, pas plus qu’il ne substitue une proposition linguistique à la production plastique et il n’envisage pas d’en déléguer l’exécution, ni de remettre véritablement en cause le statut de l’auteur, bien au contraire. Mais pourtant, rien de tout ce qui définit l’art conceptuel ne lui est totalement étranger par le lien commun qu’il entretient lui aussi avec les avant-gardes, surtout côté Duchamp : la suprématie accordée au processus réflexif sur l’apparence sensible. Et le rôle du langage verbal dans cette préférence.

Ce lien s’est conservé jusqu’au début des années 1960 et trouve une forme toute particulière de cristallisation dans la première édition proto-Fluxus : An Anthology…

An Anthology… : musique conceptuelle et poésie concrète

S’il fallait définir, avant Windlin, un graphisme conceptuel comme une actualisation de la série des X conceptuels (X appartenant au champ de la création), le premier des X ne serait donc pas les arts plastiques, mais peut-être la photographie (dès 1839) ou la littérature17 et peut-être la philosophie18…, à moins que l’architecture19, la mise en scène20 ou la danse ne soient plus pertinents ? Ou alors le cinéma, peut-être la mode, ou bien encore la musique…

Oui, la musique conceptuelle. C’est le terme que Sophie Stévance propose aujourd’hui d’adopter pour qualifier rétrospectivement les deux partitions de Marcel Duchamp, les Erratums musicaux contemporains en 1913 des premiers ready-made qui s’éloignent de l’univers sonore au profit d’une description procédurale21. De même, le terme de musique conceptuelle se prêterait bien pour définir la part la plus importante du contenu de l’Anthology…, ces curieuses partitions-instructions de musique d’avant-garde présentes dans l’ouvrage inspiré et assemblé en 1960 par La Monte Young et singulièrement mis en page par Maciunas en 1961. Conceptuellement mis en page, même, avec conviction. Et les convictions de Maciunas sont fermes et présentent le mérite d’être explicites. Graphiquement, l’ouvrage néo-dada An Anthology… fait écho aux publications des avant-gardes historiques revisitées par la poésie concrète. On peut y percevoir une pensée graphique – et typographique – élaborée, cohérente avec les intentions déclarées par Maciunas dans les manifestes Fluxus.

La couleur rouge de la couverture évoque les premières revues Dada et connote le parti pris révolutionnaire et engagé du designer, quand la trame du titre répété annonce les jeux typographiques des poèmes concrets de Claus Bremer, Jackson Mac Low ou Emmett Williams insérés dans ce livre. L’ouverture de l’opus, son générique, répartit le titre en trois doubles pages insolites, spectaculaires et fonctionnelles22. En écho à la matérialité visuelle de la poésie concrète, le début du titre qui répète et isole les syllabes AN AN utilise la police Franklin Gothic – une typographie américaine du début du siècle – ici sans capitales selon les règles modernistes du Bauhaus. Poursuivant la lecture du titre disséminé sur les pages suivantes, la typographie Futura remplace la Franklin et suggère l’hypothèse d’une lecture historique de l’incipit comme un jeu chrono-typographique en trois temps : début du siècle, entre-deux guerres puis années 1950. Cette troisième décade est celle de l’invention, ou de la découverte fortuite, par Eugen Gomringer, de la forme matérielle, concrète de poésie que la répétition par six fois du fragment de titre OLOGY OF ne manque pas d’évoquer. Gomringer rappelle que cet épisode fondateur vient de la révélation pourtant anecdotique d’un mot inversé aperçu sur un buvard23. Cette autonomie plastique du fragment textuel est justement mise en œuvre avec maestria par Maciunas dans la double page suivante comportant quinze rubriques24. Graphiquement, l’imbrication des lettres, permise par l’utilisation du tout nouveau procédé de lettres-transfert25, éloigne Maciunas des constellations encore mallarméennes, parfois rejouées à travers le graphisme publicitaire ironique de la poésie concrète, pour adopter là un aspect tellurique compact. Cette matrice va permettre de composer avec les seules rubriques pertinentes, et chaque nom d’auteur, autant de pages intercalaires structurant l’ouvrage par l’ordre alphabétique des contributeurs26.

Cette machinerie impeccable – qu’un jeu de calques rendrait visible – est la résolution graphique temporelle des tableaux synoptiques contemporains produits alors par le designer pour relier différents poètes, musiciens, auteurs et artistes, à l’histoire des avant-gardes et bientôt constituer Fluxus27.

Il n’est pas excessif d’affirmer que Fluxus existe déjà graphiquement dès 1961, par la cohérence typographique de l’Anthology…, avant d’être véritablement constitué par les actions et concerts à venir en Europe puis à New York pour en financer les futures éditions. Dans cette première publication de commande, Maciunas met en œuvre son crédo rédigé en 1961 et déclamé en 1962, à Wuppertal par Arthus Caspari, militant en faveur de l’efficace progressif du devenir concret de l’art – qui s’oppose à l’artifice et à l’illusion – jusqu’à sa dissolution finale. Sous le terme anglais de concretism, qu’il faut entendre par concrétude28, se traduit le passage de la virtualité abstraite à sa matérialisation qui s’opère dans l’indifférence au médium.

Devenir concret, graphiquement

Au-delà de ce premier objet, toute la pratique graphique de Maciunas est radicalement concrète. Elle témoigne même d’une concrétisation croissante qu’une analyse détaillée plus large de l’ensemble des éditions Fluxus mettrait en évidence : des boîtes et divers objets aux nombreux monogrammes. Pour s’en tenir aux prémisses, la première annonce promotionnelle des Fluxus Yearboxes qui suit en 1962 l’Anthology… est une simple définition issue du dictionnaire, agrandie, isolée, en négatif sur fond noir du mot Flux, présentée dans un mode purement déclaratif. Ce même document, découpé, monté et commenté, sert à produire le premier Manifeste Fluxus imprimé en 1963. Il fait alterner trois slogans manuscrits avec les fragments de cette définition, comme dans un dialogue imaginaire entre le fonds commun, partagé du langage et l’invective directe de l’agitateur politique.

Pour inciter à l’action, ce manifeste commence par indiquer deux sens de la forme verbale, to flux (s’écouler), perdus en toute fin de la définition originale. Le flux transformateur et surtout l’action médicale purgative, que le designer rapproche de la dysenterie, précèdent la forme nominale. Maciunas emprunte cette notion de flux pour argumenter de l’urgence physique de son programme concrétiste, nihiliste et anti-art29. Puis le déluge, l’inondation ou le raz de marée du même flux fournissent un deuxième point de comparaison pour indiquer l’ampleur de l’aspiration à une réalité artistique véritablement démocratique. Enfin, la fusion industrielle des matériaux sert de modèle pour annoncer l’avènement d’une unité d’action politique solidaire contre l’art bourgeois. Outre l’inversion initiale du verbe, les éléments absents du manifeste sont aussi révélateurs. En particulier, le sens 6, qui concernait l’émail, la peinture laquée, dont le champ lexical est associé au décoratif et à la surface – jugés particulièrement fâcheux – n’est pas retenu dans cette première définition.

La polysémie restreinte du flux, inscrite dans la matérialité des humeurs corporelles, de la marée et de la métallurgie, ainsi maîtrisée par le jeu graphique, est mise au service d’un véritable programme. Sa médiation graphique plus frustre – collage-montage et manuscrit hâtif – en appelle cette fois à l’urgence.

Scruté avec attention, l’ensemble du graphisme Fluxus exhibe le processus mis en œuvre et désigne ce devenir concret. Le devenir concret est LA question de tous les X conceptuels, sans quoi il ne se manifestent ni au lecteur, ni au spectateur, ni à l’auditeur, et ne susciteraient aucun interlocuteur. Cette opération est paradoxalement au cœur de toute réalité conceptuelle, puisqu’il s’agit de rendre perceptible, par des énoncés verbaux, en philosophie ou en littérature, ou par des solutions visuelles, sonores, plastiques, mais toujours tangibles, l’instance abstraite et générale, la combinaison des idées qui président à son élaboration.

Concrètement, depuis l’Anthology… et grâce à Maciunas, l’idée communautaire festive-ironico-ludique de Fluxus emprunte une dimension éditoriale pour exister. Ainsi, après cette édition, on pourrait même affirmer, en pré-écho à Joseph Kosuth30 que tout design graphique (après Maciunas) est conceptuel (de par sa nature) parce que le design n’existe que conceptuellement. Avant même l’institutionnalisation de l’art conceptuel, il sollicite le lecteur et lui fait prendre la mesure de la portée spéculative de son graphisme. La publication, dans ce même ouvrage, du texte d’Henry Flynt « L’Art-Concept », que toute histoire de l’art conceptuel se fait un devoir de mentionner comme séminal, donnerait du crédit à cette thèse31. Lorsque Maciunas en reprend les termes célèbres, « un art dont les concepts sont le matériau32 », l’argumentation resterait énigmatique si elle n’était complétée par la mise en œuvre concrète que l’on a décrite.

À la fin des années 196o, l’affirmation tautologique de Kosuth attribue pour sa part à Duchamp l’émergence d’une nouvelle sensibilité esthétique telle que la délectation cède la place à la spéculation intellectuelle et suppose un spectateur complice. Dès le début des années 196o, le design graphique néo-dada de Fluxus joue ce rôle précurseur dont les graphistes contemporains peuvent encore se revendiquer. Ils ont pris conscience de cette nouvelle possibilité de réception.

Ainsi, le graphisme conceptuel serait non seulement, comme le suggère Jean-François Lyotard, l’une des modalités adoptées pour intriguer33, mais aussi un moyen de mettre en dialogue les productions du présent avec celles du passé dans un tissage de filiations complexes. Sans aucune similitude formelle, la revendication de Windlin, traversée par Maciunas, nous mène à Duchamp et John Cage par la poésie concrète.

Le dialogue que Windlin ouvre alors avec le public dépasse la simple appréciation d’un objet graphique dont la durée de vie est limitée à l’usage éphémère de communication d’un lieu culturel pour s’inscrire, à rebours, dans l’épaisseur du temps.

Article paru dans Initiales n°1 : Initiales G.M.. Dijon : Les Presses du réel, 2013, p. 109-114.


  1. Cornel WINDLIN. Chaumont, Jeux de lettres : 8e festival d’affiches. Chaumont : Festival d’affiches éditeur, 1997, p. 48.↩︎

  2. Prix designer 2007, Office fédéral de la culture, Confédération suisse, www.news. admin.ch/message/index. html?lang=fr&msg-id=15157. « Tout en s’inscrivant dans la grande tradition helvétique, Cornel Windlin a renouvelé avec grande vigueur les bases du graphisme suisse. »↩︎

  3. « Prizes for Yasuda, Schraivogel, Windlin, etc. at Brno Biennial », 23 juin 2010, www.eyemagazine.com/blog/ post/we-want-fresh-bread. « “exécution parfaite mais très incorrecte” ; " c’est brut mais très affuté “,” économe mais élégant “,” moderne et à la fois intemporel " : Nous avons trouvé remarquable la façon de souligner le processus d’impression, et de se référer à l’histoire du graphisme tout en restant authentique et direct. » (Le jury) [“perfectly done, but wrong”; “rough but sharp”; “cheap but elegant”; “modern but timeless”. We admired the way it revealed the process of printing, referring back to the history of graphic design, while remaining authentic and immediate.]↩︎

  4. « Concours international 2011, Extrait d’une discussion du jury 21.04.11 », 22e Festival international de l’affiche et du graphisme de Chaumont 2011, Chaumont, p. 81. « Parfois, un langage graphique est utilisé pour articuler un plus grand discours, enfin un autre langage, peut-être plus conceptuel, qui puisse être articulé entre plusieurs medium ou dans le processus ou dans la façon dont la collaboration est menée, dans l’implication… »↩︎

  5. Ibid., p. 85. « Je voudrais en savoir davantage. Je voudrais discuter avec l’imprimeur, je voudrais parler avec le commanditaire de ce travail, je suis emballé à l’idée de tout savoir à son sujet – toutes les conversations, tous les échanges qu’il suppose. »↩︎

  6. Mathias AUGUSTINYAK. « Un concours d’affiche n’est pas un concours hippique », 22e Festival international de l’affiche et du graphisme de Chaumont 2011, op. cit., p. 93. « Il a envoyé un monde qui tenait dans un tout petit colis. »↩︎

  7. Ibid., p. 96. « Faire du design graphique, c’est manipuler des images, des signes et des indices, pour articuler des messages à toutes les échelles, à l’intérieur de toutes les réalités, peu importe leurs textures temporelles ou spatiales, et cela dans le but d’habiter mieux le monde que nous traversons. »↩︎

  8. Rick POYNOR. « The signifier is loaded », Eye magazine, volume 6, n° 22, 1996, p. 63. « En réponse à une commande très libre, Windlin a produit, de fait, ce qu’on pourrait appeler une bibliothèque de citations ordinaires. » [Windlin’s respond to an open brief has been to create what is, in effect, a library of vernacular references.]↩︎

  9. Ibid., p. 64. « Pour Windlin, les tours de passe-passe stylistiques seraient les meilleurs échappatoires au " piège " d’un style personnel.» [For Windlin, the stylistic sleights of hand seem, more than anything, to be ways of avoiding what he regards as the “trap” of personal style.]↩︎

  10. Richard HOLLIS. « Le designer en tant qu’artiste ? », Backcover 5. Paris : B42, p. 1-13.↩︎

  11. Ibid., p. 5.↩︎

  12. El LISSITSKY et Hans ARP. Die Kunstismen, les ismes de l’art, the isms of art. Erlenbach-Zurich : E. Rentsch, 1925, réimpressin Baden : Lars Muller, 1990. « (Abstrakteur) Film, Konstruktivismus, Verismus, Pround, Kompressionismus, Merz, Neo- Plastizismus, Purismus, Dada, Simultanismus, Suprematismus, Metaphysiker, Abstraktivismus, Kubismus, Futurismus, Expressionimus »↩︎

  13. Raoul HAUSMANN. Lettre du 8 novembre 1962, in Mr Fluxus, A collective portrait of George Maciunas, 1931-1978, Based upon personal reminscences gathered by Emmet Williams und Ay-O, and edited by Emmet Williams and Ann Noël, Thames and Hudson, 1997, p. 40-41, trad. in Olivier LUSSAC. Fluxus et la musique. Dijon : Les Presses du réel, p. 184. « … les Américains ne doivent pas utiliser le terme " néo-dadaïsme “, parce que” néo " ne signifie rien et " isme " est démodé. Pourquoi pas simplement " Fluxus " ? »↩︎

  14. Olivier LUSSAC. Fluxus et la musique, op. cit., p. 185. « … mais je suis sûr que je ne peux persuader M. Tzara de donner quelques-uns de ses documents secrets. Quand je lui parle de ma correspondance avec vous, il ne répond pas, parce que pour lui dada est mort en 1923 et que personne aujourd’hui n’a le droit de faire revivre cela ou de s’appeler néo-dadaïste. »↩︎

  15. Astrit SCHMIDT-BURKHARDT. Maciunas’ Learning Machines: From Art History to a Chronology of Fluxus. Berlin : Gilbert & Lila Silverman Fluxus Collection, 2e éd., 2011, Springer-Verlag GmbH.↩︎

  16. B. MATS. « Naissance de Fluxus », in Jonas Maekas présente Flux Friends : George Maciunas, Yoko Ono, John Lennon. Paris : Centre Georges Pompidou, 2002, p. 127.↩︎

  17. Michel HOUELLEBECQ. Rester vivant et autres textes. Paris : Flammarion, 1998, p. 50. « La littérature est, profondément, un art conceptuel ; c’est même à proprement parler le seul. Les mots sont des concepts ; les clichés sont des concepts. Rien ne peut être affirmé, nié, relativisé, moqué sans le secours des concepts, et des mots. »↩︎

  18. Patrice MANIGLIER. « Du conceptuel dans l’art et dans la philosophie en particulier », in Mark ALIZART et Christophe KIHM (dir.). Fresh Theory 2. Paris : Léo Scheer, 2006, https://www.academia.edu/31747886/_Du_conceptuel_dans_lart_et_dans_la_philosophie_en_particulier_Fresh_Th%C3%A9orie_II_dir_M_Alizart_et_C_Kihm_L%C3%A9o_Scheer_2006_pp_495_515_ISBN_2_7561_0059_5_ « La qualité philosophique d’une idée philosophique tient sans doute, comme toute idée, à sa pertinence par rapport au monde spirituel ou symbolique dans lequel elle s’inscrit. »↩︎

  19. Eleanore MORGAN. « Derrida’s Garden », cite Serge Goldberg à propos de Jacques DERRIDA et Peter EISENMAN. Chora L Works. New York : Monacelli Press, 1997. « Je ne pense pas qu’ils aient eu l’intention de dessiner un jardin… Tout ce qui les intéresse, c’est de faire un livre. »↩︎

  20. Julian SYKES. « Christof Loy, l’opéra et ses contradictions », Le Temps, 11 juin 2012, www.letemps.ch. « Beaucoup jugent son art trop conceptuel, tiré par les cheveux, décousu. »↩︎

  21. Sophie STÉVANCE. « Les opérations musicales mentales de Duchamp. De la “musique en creux” », http://imagesre-vues.revues.org/375.↩︎

  22. Gilles ROUFFINEAU. Voir l’analyse détaillée dans Figures de l’art n° 26, Une philosophie du design : « La pensée graphique de Maciunas, une pratique conceptuelle ? », 2013.↩︎

  23. Philippe BUSCHINGER. « Les variations typographiques de la poésie concrète », et Eugen GOMRINGER. « L’évolution de la poésie concrète vue à partir d’une certaine typographie », in Écriture et typographie en Occident et en Extrême-Orient. Paris : Centre d’étude de l’écriture – Textuel n° 40, 2001, p. 69 et 185. « … l’illumination de la poste d’Ascona … un mot écrit sur un buvard m’apparut soudain dans sa forme isolée. Mi-signification-lexicale, mi-signification-plastique, ce mot devint pour moi un signe concret. »↩︎

  24. chance operations, concept art, anti-art, indeterminacy, improvisation, meaningless work, natural disasters, plans of action, stories, diagrams, music, poetry, essays, dance constructions, mathematics compositions. [opérations de hasard, art-concept, anti-art, indétermination, improvisations, œuvre sans signification, catastrophes naturelles, plans d’action, histoires, diagrammes, musique, poésie, essais, construction de danse, et compositions mathématiques.]↩︎

  25. LETRASET. En 1961, la marque anglaise commercialise aux États-Unis ce procédé qui serait la version magique, réversible, du buvard de Gomringer.↩︎

  26. La Monte YOUNG et Jackson MAC LOW. An Anthology…, 1963. Réédition Heiner Friedrich, 1970. George Brecht, Claus Bremer, Earle Brown, Joseph Byrd, John Cage, David Degener, Walter De Maria, Henry Flynt, Yoko Ono, Dick Higgins, Toshi Ichiyanagi, Terry Jennings, Dennis, Ding Dong, Ray Johnson, Jackson Mac Low, Richard Maxfield, Robert Morris, Simone Morris, Nam June Paik, Terry Riley, Dieter Roth, James Waring, Emmett Williams, Christian Wolff, La Monte Young/La Monte Young — Editor/George Maciunas — Designer.↩︎

  27. Nicolas FEUILLIE. Fluxus Dixit, Une anthologie Vol. 1. Dijon : Les Presses du réel, 2002, p. 144-147. Voir la bannière tendue derrière Caspari lors de la lecture-performance du manifeste de Maciunas à Wuppertal, en juin 1962 : « Neo-Dada in Music, Theater, Poetry, Art ».↩︎

  28. Puisqu’il n’est pas question d’un nouvel isme, ou d’un nouveau mouvement artistique que serait le Concrétisme, mais d’une simple opération qui consiste à se matérialiser, à devenir concret. Fluxus Dixit., op. cit., p. 146. Les concrétistes, par opposition aux illusionnistes, préfèrent l’unité de forme et de contenu à leur séparation. Ils préfèrent le monde de la réalité concrète à l’abstraction artificielle de l’illusionnisme.↩︎

  29. Fluxus Dixit, op. cit., p. 93. « Purger le monde de la maladie bourgeoise, de la culture " intellectuelle“, professionnelle et commercialisée, PURGER le monde de l’art mort, de l’imitation, de l’art artificiel, de l’art abstrait, de l’art illusionniste, de l’art mathématique, PURGER LE MONDE DE L’” EUROPÉANISME " ! »↩︎

  30. Joseph KOSUTH. « Art After Philosophy », Studio International, 1969 ; « L’Art après la philosophie », in Charles HARRISSON et Paul WOOD. Art en théorie 1900-1990 : une anthologie. Paris : Hazan, 1997, p. 921. « Tout art (après Duchamp) est conceptuel (par sa nature), parce que l’art n’existe que conceptuellement. »↩︎

  31. Henry FLYNT. « Concept Art », in An Anthology…, op. cit., n.p. « Il « traite » la chose en rouge ou en bleu, en figuratif ou en abstrait, en réaliste, en surréaliste, en conceptuel. Il l’interprète. »↩︎

  32. Traduit dans Art en théorie 1900-1990 : une anthologie, op. cit., p. 417.↩︎

  33. Jean-François LYOTARD. « Intriguer, ou le paradoxe du graphiste », in Vive les graphistes. Paris : Centre Georges Pompidou, 1990.↩︎