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Modernisme et culture de masse dans les arts visuels

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Les recherches de l’historien de l’art Thomas E. Crow (1948-) permettent de comprendre les interactions entre création artistique et contextes sociaux. Au début des années 1980, elles aboutissent à l’essai « Modernism and Mass Culture in the Visual Arts » présenté à la conférence Modernisme et modernité qui se tient à l'université de British Columbia en mars 1981. Cet essai finalisé en 1982, célèbre, largement cité et réimprimé, démontre l'interdépendance plutôt que l'antagonisme entre les beaux-arts modernes et les formes populaires d'expression visuelle. Au sein de cette grande histoire sociale de la forme artistique, la réévaluation des hiérarchies culturelles et la formation individuelle des artistes sont centrales. Ces préoccupations permettent à Thomas Crow d’envisager aussi bien le XVIIIe siècle (« Painters and Public Life in Eighteenth Century Paris », 1985) que la période contemporaine (« Gordon Matta-Clark », 2003 ou « Long March of Pop: Art, Music, and Design 1930-1995 », 2015). Texte proposé par Catherine Geel et Catherine Guiral.

Que faut-il penser du rapport étroit qui unit l’art moderne aux matériaux de la culture populaire ? Dès le début, l’avant-garde artistique s’est révélée, renouvelée ou réinventée au moyen de formes d’expression marginales, « non artistiques » – formes que d’autres groupes sociaux improvisaient à partir de produits de consommation dévalués ou éphémères. L’Olympia de Manet offrait aux regards stupéfaits du public bourgeois de son temps la plane sobriété d’un panneau-réclame ou d’un décor de fête foraine, ainsi que l’attitude et les symboles de la pornographie de l’époque, superposés à l’évocation de la Vénus d’Urbino du Titien. Chez Manet comme chez Baudelaire, peut-on séparer la création de ces modèles vigoureux qui sont à la base du modernisme, de l’image agréable et repoussante que se donnait alors la grande ville moderne ? Peut-on séparer l’invention impressionniste qui fit de la peinture le lieu d’un jeu sensuel à la fois précis et diffus de ces nouveaux espaces de plaisir de consommation que les peintres aimaient à fréquenter – et où les divertissements eux-mêmes répondaient à un schéma identique ? L’identification à ce phénomène social que constituent les loisirs populaires – qu’ils soient simplement reproduits, caricaturés ou métamorphosés en des Arcadies abstraites – est un aspect qui revient constamment dans les débuts du modernisme. Les véritables débris de cette civilisation apparaissent plus tard, dans les collages cubistes et dadaïstes, où ils rénovent en la radicalisant la démarche subversive de l’avant-garde. Même, Piet Mondrian, le peintre abstrait le plus austère et le plus hermétique du vingtième siècle, a puisé pour sa dernière série, Boogie-Woogie, synthèse d’une longue recherche formelle, aux sources de la vie américaine – son rythme trépidant, ses enseignes au néon, sa musique noire. Plus près de nous, cette dialectique s’exprime de façon très spectaculaire dans les peintures, assemblages et happenings des successeurs immédiats de la New York School : Johns, Rauschenberg, Oldenburg, Warhol.

Dans quelle mesure la répétition de ce modèle est-elle un trait fondamental du modernisme ? Il convient tout d’abord de préciser le sens des termes qui composent le fond du débat. Jusqu’ici, j’ai utilisé indistinctement les termes de « modernisme » et « avant-garde », le modernisme désignant la technique spécifique utilisée dans le cadre de cette structure idéologique et sociale que l’on nomme avant-garde. Or il existe un décalage entre ces deux termes, une tension qui pourrait bien infléchir le sens de la relation que l’on observe entre l’art moderne et la culture populaire qu’il s’approprie. Le terme de « modernisme » suggère une pratique artistique autonome, centripète et autocritique ; celui d’« avant-garde » est beaucoup plus général : il englobe des styles et des tactiques de provocation extra-artistiques, un mode de vie fondé sur le groupe clos et la survie sociale. On pourrait considérer que l’appropriation de matériaux marginaux ou sans valeur est caractéristique de l’avant-garde, et qu’elle n’est pour le modernisme qu’un élément extérieur, un outil. De fait, il arrive parfois que des formes de la culture populaire servent à détourner ou à supplanter les acquis moribonds de l’art officiel, ainsi qu’on peut l’observer dans un grand nombre d’œuvres modernes. Mais pourquoi ne pas considérer que ce genre de démarche n’est qu’un moyen, la tactique offensive indispensable qui permet de déblayer l’espace et disparaît une fois sa mission accomplie ? Tel a toujours été l’argument favori des praticiens et défenseurs du modernisme, et ce, même dans les cas où l’inclusion de matériaux « rebelles » était particulièrement évidente et provocatrice. Ce fut le cas, au début du modernisme, des œuvres que Manet peignit dans les années 1860, ou des descriptions que fit Seurat, vingt ans plus tard, des plaisirs populaires parisiens. À propos de chacun de ces deux peintres, un artiste d’avant-garde a rédigé un long commentaire qui oppose culture d’élite et culture populaire, mais relègue celle-ci à un plan secondaire et inoffensif.

Pour Manet, ce fut Mallarmé qui prit la plume en 18761. Il est vrai, écrit-il, que l’artiste a commencé par peindre le Paris populaire : « un aspect longtemps caché, soudain révélé. Fascinant et repoussant, excentrique, nouveau, une sorte d’individus qu’il nous fallait connaître ». Mais dans ce texte, qui est l’analyse la plus subtile de l’œuvre de Manet que nous ait donnée le dix-neuvième siècle, Mallarmé considère que ces sujets n’ont qu’une valeur tactique et temporaire. Lorsqu’il évoque ces peintures des années soixante, il se réjouit que buveurs d’absinthe, déjeuners sur l’herbe et prostituées aient disparu au profit d’une rigueur formelle, froide et centrée sur elle-même, une technique libérée des passions, qui constitue l’essentiel de l’œuvre et devant quoi le référent social disparaît ; l’art pictural prend le pas sur la stratégie et recouvre l’autonomie culturelle qu’il avait momentanément perdue. Car il ne faut pas oublier que le schisme d’où naquit l’avant-garde fut provoqué par la capitulation de l’art officiel devant les exigences philistines du marché : fini, platitudes, anecdotes triviales. Le modernisme se proposait alors de sauver la peinture, non de la sacrifier aux demandes avilissantes d’un autre marché, celui des plaisirs et des spectacles populaires. Selon Mallarmé, Manet ne cherchait pas l’escapade passagère ou la sensation, mais voulait « imprégner son œuvre d’une loi naturelle et universelle ». Peu à peu, les éléments rébarbatifs des premiers tableaux – dus à l’irruption d’images étrangères et discordantes – s’harmonisent et se résorbent. Le commentaire s’achève sur la voix d’un peintre impressionniste imaginaire qui entonne carrément le credo moderniste :

Je me contente de méditer sur le miroir clair et durable de la peinture… Lorsqu’à la fin d’une période de rêve je me retrouve face à la réalité, je n’en tire que ce qui appartient de fait à mon art, soit une perception originale et précise qui sait distinguer l’objet perçu d’une vision ferme, simple et parfaite.

Malgré les divergences politiques qui les séparent, un « camarade impressionniste » soutient en 1891, dans le journal anarchiste La Révolte2, un argument comparable à celui de Mallarmé. L’article, intitulé « Impressionnistes et Révolutionnaires », est une justification politique de l’art de Seurat et de ses confrères, et l’auteur « anonyme » en est le peintre Paul Signac. À l’instar de Mallarmé dans son commentaire de 1876, cet autre membre de l’avant-garde étudie le rapport qui existe entre une iconographie inspirée de la dégradation de l’environnement urbain et l’art d’autonomie formelle radicale qui lui succède. Comme lui, il qualifie la première étape d’utile et de temporaire, tandis que la seconde période revêt à ses yeux un caractère essentiel et permanent. Les Néo-Impressionnistes, affirme-t-il, ont d’abord tenté d’attirer l’attention sur la lutte des classes en peignant le travail industriel, et surtout les divertissements prolétariens, qui ne sont qu’une autre forme déguisée de ce travail : dans La Parade de Seurat, par exemple, la tristesse qui baigne l’invitation au cirque miteux de Ferdinand Corvi3 ; ou le sourire pavlovien du lourd spectateur de music-hall qui soutient la poussée ascendante du Chahut4. Signac ajoute :

… par la représentation synthétique des plaisirs de la décadence, salles de bal, music-halls, cirques, tels que les donnait à voir le peintre Seurat, qui était si sensible au déclin de cette époque de transition, [les Néo-Impressionnistes] témoignent de ce grand procès social qui oppose les travailleurs au Capital.

Mais cette position n’aurait guère plus d’avenir que le désir qui, en 1890, poussa Charles Henry à aller enseigner aux ébénistes du Faubourg Saint-Antoine, affiches et diagrammes de Signac à l’appui, la théorie néo-impressionniste de la couleur5. Le caractère subversif de ce mouvement, s’empresse d’ajouter Signac, ne provient pas de ces premières œuvres qui disséquaient avec tant de rigueur le monde des loisirs organisés, mais de l’esthétique élaborée au cours de leur création, et qui peut désormais s’appliquer à n’importe quel sujet. La sensibilité affranchie de l’artiste d’avant-garde sert de modèle virtuel à des possibilités révolutionnaires, et le créateur joue d’autant mieux ce rôle qu’il se concentre sur les exigences internes de son medium. (Tel fut aussi l’un des préceptes essentiels de l’esthétique gauchiste.) Signac refuse que son groupe s’engage

… dans un socialisme plus précis en matière d’art, car c’est parmi les purs esthètes, révolutionnaires dans l’âme, que cet idéal est le plus vivace : fuyant les sentiers battus, ils peignent ce qu’ils voient, comme ils le sentent, et très souvent portent sans le savoir un coup sévère à l’édifice social déjà chancelant.

Quatre ans plus tard, il résumait en une phrase l’évolution du néo-impressionnisme6 : « Nous sortons d’une période d’analyse austère et indispensable, où toutes nos études se ressemblaient, pour entrer dans une phase de création personnelle et variée. » À cette époque, Signac et ses amis avaient délaissé les personnages et les sujets de la banlieue industrielle pour vivre sur la Côte d’Azur.

Pour ces deux auteurs, la peinture s’est d’abord identifiée prudemment aux plaisirs vulgaires de la vie urbaine, avant de s’en détacher de façon très nette. Au début, « lorsqu’à la fin d’une période de rêve » il se retrouve « face à la réalité », pour employer la formule de Mallarmé, l’artiste découvre dans la culture populaire, à défaut d’autres sources, son unique prise sur la modernité. Le poète rejoint le peintre anarchiste lorsqu’il soutient que le créateur d’avant-garde est forcément l’allié des classes populaires dans leur lutte pour la reconnaissance politique : « Le peuple exige de voir de ses propres yeux… On trouve dans l’impressionnisme une transition entre l’artiste d’autrefois, rêveur et imaginatif, et le travailleur énergique d’aujourd’hui. » Mais il va de soi que ce n’est pas en imitant les mœurs corrompues qu’imposent au public populaire ses divertissements favoris que l’artiste trouvera une vision neuve et affranchie des contraintes. C’est à la faveur de l’émancipation politique des masses que se produira une réaction parallèle dans le monde des arts – débarrassés, grâce à la politique, d’une tradition autoritaire et oppressive : la recherche d’origines idéales et d’une pratique purifiée.

Cette idée de base revient si souvent dans l’histoire de l’avant-garde qu’on pourrait l’élever au rang d’une idéologie. C’est elle en effet qui va déterminer la manière dont les artistes interpréteront les sources populaires dont ils se servent. Les théories modernistes qui se sont développées par la suite confirment et précisent cette idéologie. Dans l’une de ses études les plus complètes de la méthode formaliste (Collage, 1959), Clément Greenberg diminue l’importance des « objets intrus » du collage cubiste. II rejette le point de vue de certains commentateurs plus anciens tels qu’Apollinaire et Kahnweiler, selon lequel cette technique offre une vision nouvelle du monde extérieur, et attire l’attention, par son aspect chaotique et violent, sur un « nouveau monde de beauté » enfoui dans le fatras d’un paysage commercial composé d’affiches, de vitrines, d’enseignes7. Greenberg souligne que Picasso et Braque, par exemple, n’ont jamais revendiqué un tel propos, et ajoute : « Les écrivains qui ont tenté d’expliquer les intentions des artistes à leur place, et avec une unanimité qui est suspecte en soi, évoquent un besoin permanent de contact avec la “réalité”, [mais] même si ces matériaux étaient plus “réels”, la question resterait posée, car la “réalité” ne justifierait toujours pas l’apparition des collages cubistes8. » Le mot « réalité » représente ici toute signification indépendante que pourraient conserver les bouts de journaux ou le grain du bois une fois insérés dans la matrice cubiste. Cette éventualité n’apparaît à aucun moment dans le commentaire à titre d’interprétation possible. Le collage est absorbé dans le dialogue autonome qui se noue entre le plan et l’effet sculptural : l’artiste se concentre sur la représentation en général, ce qui exclut la représentation du particulier. C’est ainsi qu’au fur et à mesure que s’affirme la théorie du modernisme, ces débris arrachés à la culture commerciale sont de plus en plus ravalés au rang de simples moyens pour une fin.

L’exemple du modernisme serait donc étranger au problème de la culture de masse – ou semblerait indiquer que la solution doit être cherchée dans un discours critique tout à fait différent. Il est certain que pour nombre de partisans d’un présent post-moderne, qui rejettent comme trop abstraite et aride la téléologie du modèle greenbergien, il serait vain d’espérer trouver dans la théorie du modernisme une réponse à cette question. Par le fait même qu’elle emprunte ses matériaux à la culture populaire, l’avant-garde inclut forcément le problème d’une pratique culturelle hétérogène et d’une transgression des limites. Les post-modernes, qui insistent sur l’importance de ces deux valeurs, hétérogénéité et transgression, jugent que la réflexion moderniste est trop fermée à tout ce qui n’est pas la pureté de la pratique et la fidélité aux matériaux9.

Le modernisme selon Greenberg a soulevé de nombreuses critiques, et ses défenseurs se font de plus en plus rares. Je soutiens pourtant que Greenberg – et le moment d’élaboration théorique auquel il a participé – ont joué un rôle essentiel, malgré cette fermeture apparente à l’univers de la culture de masse. Cette analyse propose de fait une explication à l’attitude de repli que l’on trouve chez Mallarmé, Signac et d’autres ; elle situe l’idéalisme de la peinture-miroir selon Mallarmé ainsi que la conscience libérée de Signac dans un contexte historique et social. Les détracteurs de Greenberg ont surtout mis l’accent sur l’aspect normatif de son commentaire, et non sans raison, puisque depuis 1950 environ Greenberg lui-même semble avoir été fasciné par son propre modèle théorique. Mais son triomphalisme moderniste a fini par éclipser la logique initiale de sa critique et l’urgence intime qui l’animait.

En 1939, ce n’était pas le plan du tableau qui le préoccupait. Dans sa remarquable étude intitulée Avant-Garde and Kitsch10, il rejette dès le début le cadre limité de l’esthétique formelle : « Il me semble nécessaire d’examiner avec plus d’attention et d’originalité que l’on ne l’a fait jusqu’ici le rapport qui existe entre l’expérience esthétique de l’artiste en tant qu’individu et le contexte historique et social dans lequel cette expérience est née. » Préambule discret mais qui laisse entendre que le véritable souci de l’auteur ne concerne rien moins que la crise matérielle et sociale qui menace d’extinction les formes traditionnelles de la culture du dix-neuvième siècle. Cette crise résulte des pressions économiques d’une industrie qui ne cherche qu’à imiter l’art sous la forme de denrées culturelles reproductibles : l’industrie de la culture de masse. À la recherche de matières premières, la culture de masse emprunte à l’art traditionnel ceux de ses éléments qui peuvent le mieux se vendre, imposant aux créateurs qui ont choisi la voie de l’authenticité une vigilance de tous les instants à l’égard du stéréotype et du produit préfabriqué. Cette voie, c’est celle du modernisme, que chaque nouveau succès expose au même genre d’appropriation. L’objet d’art autonome qui parvient à survivre dans ce contexte finit par devenir une chose fragile et fugitive qui ne trouve refuge, face à l’industrie culturelle, que dans son seul support matériel. En refusant d’obéir à toute autre exigence que ses propres impératifs techniques, il se ferme à la reproduction et à la rationalisation qui exploiteraient ses éléments rentables et détruiraient sa logique interne. C’est de cette résistance que le modernisme a tiré son intériorité, son sens de l’introspection, sa « fidélité au matériau ».

Greenberg explique longuement ce point de vue dans l’étude intitulée Towards a Newer Laocoon (1940)11, qui développe nombre d’idées qui n’étaient qu’amorcées dans Avant-Garde and Kitsch. Les arts, affirme-t-il, « ont été forcés de se réfugier dans leur matériau, où ils furent isolés, concentrés, définis selon de strictes limites… Pour restituer à un art son identité, il faut mettre l’accent sur l’opacité de son matériau ». Ainsi formulée, cette conclusion semble provisoire, hésitante même, à la différence des déclarations ultérieures de l’auteur. Comme nous l’avons vu, il en viendra à prononcer avec une ferme conviction la supériorité absolue d’un modernisme réservé à l’élite sur les matériaux empruntés à la culture populaire qu’il utilise à l’occasion. Mais dans ses premiers travaux, qui jettent les bases de ses futures études critiques, Greenberg inverse les priorités. Si la « qualité » reste attachée aux vestiges modernistes de l’art traditionnel, c’est la culture de masse qui détermine la forme que la culture d’élite doit revêtir désormais. La culture de masse est antérieure et déterminante ; le modernisme est son effet.

Il me semble essentiel de comprendre que l’élaboration de la théorie moderniste dans les arts visuels fut inséparable d’un souci d’affronter l’ensemble de la production culturelle du capitalisme avancé. Pour cette raison – et uniquement pour cela –, la thèse moderniste a pu momentanément dépasser l’idéalisme des idéologies nées au sein de l’avant-garde, idéalisme auquel elle n’allait pas tarder elle-même à succomber. Ce moment presque oublié de révolution de la conscience théorique nous offre, à propos du problème de la culture de masse, un élément que l’avant-garde n’est pas à même de fournir. L’interdépendance de la culture d’élite et de la culture populaire est au cœur de cette théorie. Dans l’analyse de Greenberg, la culture de masse fait partie intégrante de la pratique moderniste, sous la forme d’une pression constante qui restreint considérablement la « liberté » créatrice de l’artiste. Cette pression ne s’exerce évidemment que dans un sens négatif – elle engendre la répulsion, jamais l’attirance. On comprend mal, dans ces conditions, pourquoi l’avant-garde persiste à utiliser des matériaux banals.

Greenberg refuse d’admettre qu’il puisse exister entre ces deux univers une interdépendance positive, car il fait une distinction très nette entre la culture populaire et ce phénomène moderne que l’on nomme le kitsch. Pour lui, la culture populaire est indissociable d’une certaine communauté bien intégrée au tissu social, comparable à celle qui soutenait le « grand art » traditionnel. Le kitsch est un phénomène typiquement moderne, produit de la migration rurale vers les villes, où les immigrants s’empressent d’abandonner leur culture régionale. Les progrès de l’instruction, l’attribution d’un temps de loisir et la promesse de divertissements de meilleure qualité, tout cela contribue à créer une simili-culture adaptée aux besoins de ce nouveau public. Le kitsch a pour fonction de remplir un vide : le travailleur citadin, qu’il soit ouvrier ou employé de bureau, compense le sacrifice de son autonomie personnelle à la discipline du travail par les plaisirs qui lui sont largement offerts au cours de son temps libre ; il redécouvre dans les expériences affectives et symboliques rattachées dorénavant aux loisirs la maîtrise d’une vie qui ne lui appartient plus par ailleurs. Mais dans la mesure où cette récréation (et recréation) ne vise en fin de compte qu’à rentabiliser l’ensemble du système, ces désirs sont assouvis de la même façon que les besoins matériels : par une culture présentée sous forme de marchandises reproductibles.

Ceux dont l’horizon culturel se limite au kitsch voient donc leur subjectivité reflétée, piégée dans la logique sans vie de la production de masse. Imagination, pensée, sentiments sont préfabriqués par la machine bien avant que le consommateur ne dispose de ces produits : journaux à scandale, chansons, romans à deux sous, mélodrames de théâtre ou de cinéma. C’est pour cette raison que l’artiste – au vrai sens du terme – ne peut espérer trouver un public en dehors de ces portions cultivées de la classe dominante qui continuent à préserver une indépendance de goût héritée du pré-modernisme. Greenberg souligne cet aspect :

Les masses ont toujours été plus ou moins indifférentes à l'évolution de la culture… Nulle culture ne peut se développer sans une base sociale, sans une source de revenus stable. Pour ce qui est de l’avant-garde, ce mouvement est le fait d’une élite issue de la classe dominante dont elle prétendait se détacher, mais à laquelle elle est restée liée par le cordon ombilical de l’argent12.

À la lueur de cette analyse, il n’est guère surprenant que l’auteur se refuse catégoriquement à établir une corrélation entre modernisme et culture de masse. Il reste cependant le problème des amateurs du modernisme, public d’élite qui approuve dans son ensemble – hormis en matière d’art – l’ordre social responsable de cette crise de la culture. La théorie moderniste – le nom de T.W. Adorno pour la musique moderne peut être joint à celui de Greenberg pour les arts visuels – estime que cette contradiction entre un art qui se veut subversif et un public qui ne réclame aucune autre forme de révolte peut être résolue, sinon transcendée, dans la rigueur d’une pratique austère et autonome.

Cette position, qui a le mérite d’expliquer avec vigueur et une grande exigence morale tout un mouvement, pose néanmoins des problèmes. Les détracteurs du modernisme ont sans cesse souligné qu’aucune innovation formelle de ces créateurs n’a pu éviter d’être récupérée en douceur par un nouvel académisme, puis sous forme d’articles de luxe destinés à la consommation des classes aisées, ou de décors prestigieux à la gloire du pouvoir d’État ou industriel en place. Vers le milieu des années 1960, peinture et sculpture avaient opéré un tel repli sur elles-mêmes que l’on pouvait confondre cette réserve avec un luxueux néant. Ce genre de critique est devenu par trop banal, et reflète aujourd’hui un conformisme un peu spécieux, qui va parfois jusqu’à rendre la théorie moderniste responsable du sort de l’art moderne. J’ai tenté de montrer comment cette vogue anti-moderniste a occulté l’analyse historique fine et précieuse que nous proposent les premiers écrits de Greenberg. Et si nous voulons dépasser la conclusion de Greenberg selon laquelle un art authentique doit éviter tout contact avec les autres sphères de la culture, il nous faut remettre en question un point de son commentaire que ses détracteurs lui ont largement concédé : le problème des publics de l’avant-garde.

Si l’on fait remonter à Manet le véritable début du modernisme, on ne peut qu’approuver l’opinion de Greenberg : seul un public d’élite peut apprécier cet art. L’impulsion qui poussa un moment Signac à sensibiliser aux nouvelles recherches picturales les ébénistes du Faubourg Saint-Antoine est un phénomène extrêmement rare dans l’histoire de l’avant-garde. Il y eut quelques tentatives similaires et aussi fugaces pour redéfinir l’émancipation de ce mouvement dans le contexte des classes laborieuses, après la Première Guerre mondiale : à Berlin, Cologne et Vitbesk , sans grand résultat. Mais l’art d’opposition ne date pas de Manet, et n’a pas toujours opté, avant lui, pour le même détachement.

Deux artistes, surtout, ont affirmé leur recherche formelle en s’opposant aux conventions de l’époque, en faisant de leur peinture le lieu d’un débat sur la signification d’une culture d’élite : David et Courbet. Pour chacun d’eux, du moins dans les périodes critiques de 1785 et 1850, l’art était indissociable d’une nouvelle conception du public auquel il s’adressait. Les qualités formelles qui, dans leurs œuvres de ces époques, passent à juste titre pour devancer l’avènement du modernisme – mépris spectaculaire des règles de composition définies par l’Académie, sobriété technique, dissonance compacte du Sermont des Horaces ou d’Un enterrement à Ornans – sont destinées à un autre public, aux profanes exclus du monde de l’art. « Rome » ou « la campagne » deviennent des symboles privilégiés dans un conflit d’idéologies, et des symboles créés à l’intention de ce public marginal. C’est ainsi que le caractère antagoniste de ces tableaux reflète la rivalité bien réelle qui scinde en deux blocs les visiteurs du Salon. Les qualités subversives du style et du langage visuel, tirées d’un univers extérieur à la peinture, apparaissent alors dans la sphère de l’art, et fonctionnent sur la base d’une véritable bipolarisation du public : le fait que l’artiste s’adresse au groupe traditionnellement exclu se confirme dans la franche hostilité des visiteurs habituels, que vient renforcer, en une sorte de cercle vicieux, la réaction très favorable du public illégitime13.

Mais au fur et à mesure que cet art d’opposition s’installe au sein d’une avant-garde permanente, ce groupe-là va remplacer le public populaire précairement mobilisé par David et Courbet. L’antagonisme des amateurs devient une notion abstraite, générale. Et c’est à ce moment-là que l’art commence à dépendre d’un public d’élite et de tout un système fondé sur la consommation d’objets de luxe. Un écrivain de la génération de Greenberg, Meyer Shapiro, au lieu d’occulter cette dépendance, en fait le point central de son analyse. Dans une étude peu connue mais fondamentale publiée en 1936, The Social Bases of Art, ainsi que dans The Nature of Abstract Art qui parut l’année suivante14, il démontre de façon originale et vigoureuse que l’avant-garde tire généralement son modèle de liberté artistique de l’insouciant désœuvrement du consommateur bourgeois de loisirs organisés. Cette complicité qui se noue entre le modernisme et la société de consommation apparaît clairement, selon lui, dans la peinture impressionniste :

Il est surprenant d’observer le grand nombre de tableaux qui, au début de l’impressionnisme, dépeignent des scènes de la vie sociale, informelles et spontanées : petits déjeuners, pique-niques, balades, promenades en bateau, vacances et voyages. Outre qu’elles décrivent les plaisirs bourgeois des années 1860 et 1870, ces idylles urbaines reflètent par le choix même des sujets et les nouveaux procédés esthétiques choisis pour les mettre en scène une conception qui fait de l’art proprement dit une simple forme de divertissement individuel, sans référence à de quelconques idées ou motivations : elles posent en principe le fait que ces plaisirs sont le meilleur usage que puisse faire de sa liberté le bourgeois éclairé, libéré des croyances officielles de sa classe. En regardant ces tableaux qui présentaient avec réalisme le décor de son existence dans des atmosphères animées et changeantes, le rentier cultivé découvrait dans son aspect sensible la mobilité de l’environnement, du marché et de l’industrie à laquelle il devait ses revenus et sa liberté. Il retrouvait également, dans les nouvelles techniques impressionnistes qui effritaient les objets en un poudroiement de couleurs subtilement graduées, ainsi que dans la vision spontanée et « accidentelle » du peintre, une sensibilité toute proche de celle de l’oisif citadin et du consommateur raffiné d’articles de luxe, exprimée à un degré que l’art n’avait jamais atteint jusque-là15.

Schapiro affirme qu’après 1860 environ, l’artiste d’avant-garde succombe à la règle générale de division du travail en devenant un spécialiste du loisir à temps plein, un technicien de l’esthétique dont la mission est de peindre et de stimuler les espoirs sensuels des consommateurs de plaisirs à temps partiel. Le passage cité plus haut est extrait de l’article publié en 1937. Dans son analyse précédente, Schapiro propose en un seul paragraphe un remarquable résumé iconographique du modernisme, dont il affirme que l’évolution découle nécessairement de cette alliance de l’impressionnisme avec les premières formes de la culture de masse. Ne fût-ce qu’en raison de l’oubli dont il fut victime, ce texte mérite d’être cité ici dans sa quasi-totalité :

Les peintres ont beau répéter que le contenu de l’œuvre n’a pas d’importance, ils sont curieusement exigeants sur le choix de leurs sujets. Ils ne peignent que certains thèmes, vus sous un certain angle… il y a d’abord les « spectacles naturels », paysages ou scènes de rue, considérés du point de vue du spectateur oisif, vacancier ou sportif, pour qui le décor qui l’environne est avant tout une source de sensations agréables et de bonne humeur ; il y a les « spectacles artificiels » – théâtre, cirque, courses de chevaux, compétitions sportives, music-hall – ou même des œuvres de peinture, sculpture, architecture, ou des réalisations techniques, perçues en tant que spectacles ou objets d’art ; (…) il y a des symboles de l’activité artistique, des individus s’adonnant à d’autres arts, en répétition ou dans leur intimité ; des instruments liés à l’art – musique, notamment – qui évoquent un art en général ou une scène improvisée ; des décors intimistes, une table couverte d’objets personnels qui invitent à la détente : des verres, une pipe, des cartes à jouer, des livres, autant d’objets à manipuler qui se réfèrent à un univers clos et intime où l’individu est immobile, mais libre de savourer à sa guise le caprice de ses humeurs et de ses envies. Il y a enfin les tableaux dans lesquels les éléments distinctifs de l’activité artistique, présents à un certain degré dans toute peinture – traits, taches de couleur, plans, modelés – se détachent des objets pour se juxtaposer sur la toile en tant qu’objets esthétiques « purs ». Matériaux extraits de l’environnement professionnel et de l’activité de l’artiste ; situations où nous sommes consommateurs et spectateurs ; objets que nous côtoyons intimement, mais de façon passive ou accidentelle – tels sont les sujets favoris de la peinture moderne (…) La prépondérance d’éléments liés au domaine artistique ou personnel ne signifie pas que ces tableaux sont plus purs que par le passé, qu’ils méritent plus qu’avant le titre d’œuvres d’art. Elle indique simplement que le contexte personnel et esthétique de la vie quotidienne détermine dorénavant les caractéristiques formelles de l’art16

Pour Schapiro, les loisirs citadins jouent donc un rôle essentiel dans l’analyse de la peinture moderniste. Traitée par l’avant-garde, l’esthétique elle-même s’identifie aux habitudes de plaisir et de détente créées, très concrètement, au sein même du système officiel de loisirs commerciaux et touristiques – même, et peut-être surtout, quand l’art semble totalement replié sur son propre univers, sa propre sensibilité, son propre matériau.

Schapiro deviendra plus tard un défenseur efficace et renommé de l’avant-garde américaine, mais ses premières études sur le modernisme et la culture de masse s’opposent radicalement aux conclusions que publia Greenberg quelques années plus tard : son article de 1936 est en fait une condamnation du modernisme, où il tente de démontrer que la prétention de l’avant-garde à l’indépendance, à une émancipation vis-à-vis des valeurs de la classe sociale qui lui permet financièrement d’exister, est un leurre. « Dans une société où tous les hommes peuvent être des individus libres », conclut-il, « l’individualité doit perdre son caractère exclusif, brutal et pervers17. » Pourtant, l’analyse sociale qui sous-tend sa critique est presque identique à celle de Greenberg. Les deux auteurs voient dans l’évolution de la culture une négation de cette vraie valeur que représente selon eux la riche et cohérente dimension symbolique qui caractérisait la vie collective des époques précédentes ; ils ne décèlent sous la variété et le charme apparents des divertissements modernes que les lois « brutales et perverses » du capital ; ils interprètent l’art moderne comme une réaction directe à cet état de fait, et prédisent qu’il en sera ainsi jusqu’à l’avènement d’une nouvelle société socialiste18. Mais hormis ces points communs et le fait que les deux hommes fréquentaient le même milieu politique et intellectuel, comment expliquer leurs divergences de point de vue ?

La différence essentielle réside, à mon avis, dans la façon dont chacun d’eux envisage la notion de culture de masse : l’analyse qu’ils en font est relativement sommaire, mais celle de Greenberg est plus schématique. Son usage du terme « kitsch » couvre pratiquement l’ensemble de la culture de consommation, des loisirs prolétariens les plus grossiers à l’académisme distingué de l’art dit « sérieux » : « Ce qui est académique est kitsch, ce qui est kitsch est académique19 », résume-t-il en une formule des plus lapidaires. Schapiro, pour sa part, s’intéresse moins au caractère artificiel et figé de ces produits de consommation culturelle qu’aux formes de comportement qu’ils induisent. Ce qui le conduit, dans son étude sur l’impressionnisme, à faire cette constatation, historiquement juste, que les gens qui disposaient du temps et de l’argent nécessaires pour occuper les nouveaux espaces de loisir citadin étaient à l’origine issus de la bourgeoisie. Les villégiatures de fin de semaine et les Grands Boulevards servirent d’abord à mettre en scène un certain genre d’autonomie individuelle typique de cette couche sociale ; il fallait la tenue vestimentaire et les accessoires adéquats, ainsi que l’attitude. Les nouveaux magasins « à rayons », comme le Bon Marché de Boucicaut, connurent un essor spectaculaire en fournissant à leurs clients l’équipement matériel nécessaire et, grâce à leurs procédés de vente et de promotion, une information efficace concernant les règles les plus intangibles qui régissaient la vie de ce milieu. Les barrières économiques de ces années 1860 et 1870 suffisaient à tenir à distance les autres groupes de la société. Même les divertissements qui sont aujourd’hui plutôt réservés à la classe ouvrière, comme le football ou les courses cyclistes (Manet projeta de peindre une grande toile sur le cyclisme en 1870), prirent naissance à cette période dans les milieux les plus aisés20.

Selon Schapiro, l’avant-garde s’est contentée de suivre ce mouvement qui décentra les valeurs de la vie individuelle de la bourgeoisie dans son ensemble. Il lui semble tout à fait normal que les débuts de l’impressionnisme coïncident avec le Second Empire, soit une période où l’assentiment de la classe bourgeoise à l’autoritarisme politique s’accompagne d’un épanouissement spectaculaire et sans précédent de la société de consommation. De fait, ces deux phénomènes sont inséparables : l’auto-dissolution, après 1848, des formes classiques de la culture politique bourgeoise provoqua un retour aux idéaux traditionnels d’autonomie et d’efficacité individuelles qui se développèrent en dehors des institutions officielles, dans des espaces qui proposaient des styles de vie plus « libres ». Cette évolution était liée à l’extrême diversification des techniques de consommation de masse et à la conquête de marchés intérieurs qu’exigeait une croissance continue de l’économie. Le grand magasin, qui est à mi-chemin de l’encyclopédie et du temple voué aux rites de la consommation, est le parfait symbole de cette période. Nous commençons seulement à comprendre quel puissant outil de socialisation il fut, en gagnant un public bourgeois souvent très perturbé par les changements qui bouleversaient son ancien mode de vie au nouvel ordre que l’on construisait en son nom21.

La même observation historique est à la base de l’étude de Greenberg Avant-garde et Kitsch, mais l’analyse est incomplète dans la mesure où elle considère que le kitsch, les nouveautés exposées dans les vitrines de la culture, ne font que pourvoir aux besoins de l’appareil de production : il y a un vide dans la vie du citadin, en dehors des heures de travail, que n’importe quel ersatz peut remplir, puisque la clientèle du kitsch ne sait pas résister à la manipulation dont elle fait l’objet. Ce qu’oublie de mentionner Greenberg, c’est que ce nouveau marché a pour origine la suppression des formes préindustrielles de vie communautaire. Il présume que les « nouvelles masses urbaines » ont abandonné sans résistance leur bagage culturel traditionnel. En réalité, tous les éléments de rituel et de divertissement rural qu’elles apportaient à la ville suscitèrent une vive opposition de la part des autorités municipales et des réformateurs de la morale. Ce fut le cas dans l’ensemble de l’Occident en cours d’industrialisation : les rythmes de travail et de repos hérités de la vie communautaire rurale semblaient incompatibles avec le maintien de l’ordre dans les rues et l’efficacité du travail d’usine ou d’atelier. Les réjouissances paysannes, avec leurs jeux athlétiques et bruyants, devenaient vice et violence dans le décor urbain, et elles étaient punies comme tels22.

Des formes anciennes de vie communautaire furent ainsi soumises à des pressions constantes, et lentement mais sûrement démantelées. Elles ne disparurent pas totalement, néanmoins : les élans communautaires parvinrent à s’exprimer sous forme d’associations de travailleurs, dont le projet allait de la simple amélioration des conditions de vie à la conspiration radicale. En France, l’affirmation politique et les revendications de ces groupes au lendemain de la révolution de février 1848 provoquèrent la crise du mois de juin suivant – ainsi que l’abandon, par la bourgeoisie républicaine, de la recherche d’un compromis avec la classe ouvrière au profit d’une répression brutale. Cette stratégie entraîna en 1851 la reddition totale des principales institutions de la culture politique bourgeoise – suffrage universel, pluralité des partis, liberté de la presse, qui disparurent brutalement au nom de « l’ordre ». Morny et le parvenu Louis Napoléon Bonaparte réussirent leur coup d’État sans rencontrer de résistance importante de la part des politiciens ou de l’élite intellectuelle.

Ces premiers articles de Greenberg et de Schapiro, qui ont pour sujet commun le sacrifice des meilleurs éléments de la culture bourgeoise sur l’autel de l’opportunisme économique, me semblent tous deux clairement influencés par l’étude la plus intéressante que l’on ait de la crise de 1848-51 : celle de Karl Marx dans son Dix-huit Brumaire de Louis-Bonaparte, où l’auteur montre comment, en excluant par la force de l’évolution politique les groupes d’opposants, la bourgeoisie républicaine s’est vue contrainte à une sone de suicide culturel, par la destruction volontaire de ses meilleures institutions, valeurs et formes d’expression :

Si, comme je l’ai montré plus haut, le parti parlementaire de l’ordre s’était condamné lui-même à l’inaction par ses criailleries en faveur de la tranquillité, s’il avait déclaré la domination politique de la bourgeoisie incompatible avec la sécurité et l’existence de la bourgeoisie, en détruisant de ses propres mains, dans sa lutte contre les autres classes de la société, toutes les conditions de son propre régime, du régime parlementaire, en revanche la masse extraparlementaire de la bourgeoisie, par sa servilité envers le président, par ses injures contre le Parlement, par la brutalité avec laquelle elle traita sa propre presse, incita Bonaparte à réprimer, à exterminer ses orateurs et ses écrivains, ses politiciens et ses littérateurs, sa tribune et sa presse, afin de lui permettre de vaquer en confiance à ses affaires privées, sous la protection d’un gouvernement fort et absolu. Elle déclara nettement qu’elle brûlait du désir de se débarrasser de sa propre domination politique pour se débarrasser en même temps des soucis et des dangers de cette domination23.

Lorsque Schapiro parle du « bourgeois éclairé, libéré des croyances de sa classe », il nous ramène au processus qui a permis ce détachement. Après la destruction, au sein de toutes les classes urbaines, des formes de vie collective qui existaient au début du dix-neuvième siècle, une partie de la classe dominante colonise le seul domaine où subsiste une liberté relative : celui des loisirs publics, où le sentiment communautaire se disperse désormais dans des actes de consommation individuelle – qui peuvent à leur tour se regrouper en de nouveaux modes de vie collectifs. Dans l’univers des loisirs peut renaître, du moins de façon temporaire, un sentiment de solidarité qui enracine l’individu au sein d’un groupe : communautés d’amateurs et supporters de toute sorte, sportifs, spécialistes. L’efficacité personnelle, qui ne peut plus s’exprimer dans l’ordre social, dispose dorénavant de toute une série de rôles qui lui sont proposés dans la sphère des loisirs24.

Un autre théoricien de la fin des années 1930, Walter Benjamin, analyse cet aspect dans une étude sur Baudelaire et le Paris du Second Empire. À propos de la classe sociale à laquelle appartenait le poète, il note que :

Comme dans le meilleur des cas, la part qui leur était échue était le plaisir mais jamais le pouvoir, le délai de grâce qui leur était accordé par l’histoire donnait naissance à un passe-temps. Qui cherche passer le temps cherche le plaisir. Il était évident, toutefois, que le plaisir de cette classe rencontrait des limites d’autant plus strictes qu’elle voulait s’y adonner dans cette société-là. Ce plaisir s’annonçait moins borné si elle pouvait le tirer de cette société. Si elle voulait pousser jusqu’à la virtuosité cette façon de prendre du plaisir, elle ne pouvait dédaigner l’identification avec la marchandise. Elle devait savourer cette identification avec le plaisir et l’angoisse que lui donnait le pressentiment de voir là préfigurée sa destinée en tant que classe sociale. Elle devait finalement apporter à cette identification une sensibilité qui sait percevoir le charme des choses meurtries et pourrissantes. Baudelaire qui, dans un poème à une courtisane dit de « son cœur meurtri comme une pêche » qu’il est « mûr, comme son corps, pour le savant amour », possédait cette sensibilité-là. C’est à elle qu’il doit le plaisir qu’il tire de cette société, en homme qui s’est déjà à demi retiré d’elle25.

Dans l’ébauche de l’introduction à l’étude sur Baudelaire qu’il laissa inachevée, Benjamin écrit : « En fait, la théorie de l’art pour l’art prend une importance décisive aux alentours de 1852, à une époque où la bourgeoisie se cherche une “cause” dans l’œuvre des écrivains et des poètes. Dans son Dix-huit Brumaire, Marx évoque ce moment de l’histoire26… » Le modernisme, au sens conventionnel du terme, naît avec la marginalisation forcée de la vocation artistique, et ce que dit Benjamin de la littérature s’applique aussi bien, sinon mieux, aux arts visuels. Si l’avant-garde abandonne les préoccupations de l’art officiel, ce n’est pas parce que ses membres y sont hostiles, mais parce que ses représentants politiques ont renoncé aux institutions et aux idéaux que symbolise cette forme d’art. Le public de David, pour citer un contre-exemple spectaculaire, avait découvert dans ses œuvres de 1780 un moyen imaginaire de se rallier aux exigences nouvelles et urgentes de la vie publique. Les Horaces et Brutus illustraient à merveille la détermination individuelle, l’action collective et le prix de tout cela. Un art d’opposition signifiait une opposition sur l’ensemble du front social. Jusqu’en 1848, il y eut une avant-garde politique bourgeoise prête à agir, le cas échéant, et une peinture subversive qui n’attendait qu’une occasion de s’exprimer. Ce fut le cas du Radeau de la Méduse qui, tout en voulant imiter la tactique de David, ne parvint pas à rallier un public d’opposants dans la morne atmosphère politique de 1819. Mais à la faveur de la révolution de 1830, lorsque Delacroix oublia les thèmes de souffrance intime et de violence sexuelle qui l’obsédaient, ce fut le Radeau qui l’inspira : basculé à 90°, le radeau devient la barricade qui occupe le premier plan de La Liberté guidant le peuple. Les corps dégringolent vers l’avant au lieu de ployer vers l’arrière, le cadavre aux jambes nues passe du coin droit au coin gauche, et la pyramide des corps se tend vers le spectateur au lieu de s’en éloigner. Au début de l’année 1848, le républicain Michelet fit du Radeau, dans l’un de ses discours, le symbole du ralliement à la résistance nationale. Après février, La Liberté quitta brièvement l’entrepôt où elle était emprisonnée27.

Le coup d’État de 1851 mit fin à tout cela. (Il empêcha certainement Courbet d’orienter la peinture historique vers un nouveau public d’opposants issus de la classe ouvrière.) Pour le public bourgeois, l’idée d’une individualité forte et combative, libérée des contraintes de sa classe, restait un élément fondamental dans sa quête ardente d’une identité. Mais cet épanouissement, l’individu ne pouvait le vivre qu’en refusant au travers de ses comportements intimes les ternes réalités du monde de l’administration et du profit, pour se réfugier dans l’univers radieux du sport, du tourisme et du spectacle. Cette évolution s’amplifia lors de la répression féroce qui s’abattit sur la Commune vingt ans plus tard : entre 1871 et 1876, à l’apogée de l’innovation impressionniste, Paris était sous la loi martiale. Au cours des dix années qui suivirent, la Troisième République allait orchestrer un retour à la « normalité » (soit une politique de réarmement, de nationalisme, d’expansion commerciale et coloniale) autour d’un spectacle populaire d’une ampleur sans précédent : l’Exposition universelle de 1889, qui devait entraîner l’assentiment politique de tous les citoyens, en métamorphosant l’image officielle de la société française en un objet de consommation touristique et de plaisirs effrénés. C’est précisément en ces termes que le gouvernement, après une belle victoire électorale, se félicita du succès de l’Exposition28.

S’il est vrai que l’expérience subjective de la liberté dépend désormais d’une identité nouvelle, détachée des mécanismes sociaux qu’elle se contente d’observer de loin, les premiers peintres modernistes – ainsi que le notait Schapiro en 1936 – ont joué le jeu à la perfection. Mais adhérer à ce point de vue reviendrait à refuser à l’avant-garde, comme le fait une certaine histoire de l’art gauchisante, toute prétention à une attitude critique et indépendante. Dans l’article qu’il publia l’année suivante, Schapiro laisse entendre néanmoins que son opinion a évolué. Si l’argument de base reste le même, il utilise sans ironie des termes tels que « critique implicite » et « liberté » pour décrire la peinture moderne. À propos des débuts du modernisme, il constate :

L’existence même de l’impressionnisme, qui transformait la nature en un espace privé, informel, issu de la sensibilité du regard et variable selon le spectateur, faisait de la peinture le lieu idéal de la liberté : elle séduisait par ces qualités la plupart de ceux, au sein du milieu bourgeois, qui souffraient du carcan de l’emploi et des conventions morales, que l’avance du capitalisme de monopole rendait de jour en jour plus pesant… En révélant un monde extérieur dont les formes, en perpétuelle transformation, dépendaient de la position du spectateur, cette peinture exprimait une critique implicite des règles domestiques et symboliques si contraignantes de ce milieu, ou du moins leur opposait une norme différente29.

L’auteur reconnaît ici à l’avant-garde une attitude de résistance plus ou moins consciente, qu’il étend à l’ensemble des loisirs de la classe bourgeoise. Pour lui, l’impressionnisme aurait « découvert » un point de vue implicitement critique, voire moral. Cet art critique ne s’exprime pas par un retour prudent à l’autonomie, mais au cœur de pratiques sociales extérieures au monde de l’art.

Le second article de Schapiro se veut plus ambigu, en proposant une apologie du modernisme sans renoncer pour autant à la sévère critique des défenseurs du modernisme qui imprègne l’article précédent. Comment interpréter cette ambiguïté ? Des raisons politiques et personnelles expliquent sans doute cette évolution30, qui annonce l’hommage tranquille que rendra l’auteur à la peinture abstraite dans les années 195031. Mais je tiens pour l’instant à considérer ces études hors du contexte de conflits idéologiques et artistiques qui baignait le New York des années trente, car elles offrent à mon avis l’une des analyses les plus riches qui soient des rapports du modernisme et de la culture de masse dans les arts visuels. « The Nature of Abstract Art » est un texte « ouvert », qui se refuse à conclure, et c’est justement cette oscillation entre des points de vue négatifs et positifs qui fait sa valeur.

Schapiro n’identifie plus désormais l’avant-garde à l’idéologie d’une classe « dominante » homogène. L’impressionnisme reste lié à un monde privilégié et il le représente, mais l’auteur constate une érosion du consensus qui unifiait cet univers. La société de consommation considérée comme instrument d’intégration sociale et politique n’est plus la solution idéale qui convient au « problème de la culture » dans le cadre du capitalisme avancé. En déplaçant les élans de résistance, elle leur permet de se réfugier dans un espace qui échappe aux règles du jeu social, où peuvent survivre, et parfois s’épanouir, des valeurs contraires, soit un certain désordre autorisé. Car l’obtention d’un consensus dépend d’un équilibre, dans l’univers des loisirs, entre soumission et résistance – la « désublimation répressive » de Marcuse. Mais à partir du moment où existe cette zone de « liberté » et de tolérance, il arrive que des groupes s’en emparent pour s’affirmer en opposition au consensus, par un message implicite de rupture et de discontinuité. Le point de vue officiel qualifie ces groupes de déviants ou de délinquants ; nous les nommerons, selon l’usage sociologique contemporain, sous-cultures de résistance32. La définition sociologique de ces groupes marginaux s’applique à merveille à l’avant-garde de ces premières années. Leur but est :

(de) conquérir le plus d’espace possible… Ils se rassemblent dans des endroits particuliers. Ils développent des modes spécifiques d’échange, des relations structurées entre leurs divers membres : jeunes/vieux, novices/experts, à la mode/vieux jeu. Ils discutent de sujets qui sont au centre de la vie du groupe : les choses qui « se font » ou « ne se font pas », un ensemble de rituels sociaux qui étayent leur identité collective, les définissent en tant que « groupe », et non simple réunion d’individus. Ils adoptent et adaptent des objets, qu’ils réorganisent en « styles », distinctifs. Ces discussions, activités, relations et matériaux deviennent rituels d’échange, de rencontre et d’évolution. Parfois, cet univers se démarque d’un point de vue linguistique, en utilisant des termes particuliers ou un argot qui définissent la réalité sociale extérieure selon une classification qui n’est comprise qu’au sein du groupe et préservent ses frontières. Qui ouvrent également, au-delà du quotidien, une perspective sur l’avenir immédiat – projets, réalisations, divertissements, exploits… Ces groupes sont donc aussi des formations asociales concrètes et identifiables, conçues pour répondre de façon collective aux besoins matériels et intellectuels de la classe dont ils sont issus33.

Pour préciser le sens de cette dernière phrase, la sous-culture de résistance est le moyen par lequel certains individus d’une classe tentent de résoudre les difficultés et les contradictions inhérentes à cette classe, et ressenties de façon particulièrement aiguë par ceux qui choisiront la marginalité. De nos jours, le fait d’être jeune, indien, noir ou homosexuel est un facteur déterminant de ce genre de choix. Les problèmes d’intégration de ces groupes dans le monde du travail, de l’éducation, de la politique et de la protection sociale créent des comportements de défense caractéristiques, par le biais d’un langage ou d’un mode de vie. Dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, la vocation artistique au sens où l’entendaient David, Goya, Géricault, Delacroix et Courbet était devenue si difficile à vivre que la situation avait provoqué une réaction similaire chez les créateurs. L’apparition d’une avant-garde crée alors un petit groupe subversif composé d’artistes et de leur public, dont l’activité s’inscrit dans l’univers bien structuré des loisirs. Les opinions et les repères iconographiques de cette sous-culture proviennent d’un répertoire d’objets, lieux et comportements qui appartiennent à d’autres occupants de ces espaces sociaux : le caractère subversif de l’avant-garde découle des frustrations inexprimées qui circulent dans ces espaces et ne devraient jamais en sortir.

À ce point du débat, il convient de définir avec plus de précision les divers genres de sous-cultures. Certaines ne sont qu’un exutoire temporaire pour le citoyen moyen ; d’autres sont uniquement défensives, et le style de vie qu’elles affichent, pour essentiel qu’il soit à la vie sociale du groupe, n’exprime qu’un enthousiasme inoffensif, souvent pittoresque. Mais il est des sous-cultures dont le comportement et le mode de vie transgressent carrément les règles sociales. Vues de l’extérieur, ces attitudes peuvent apparaître excessives, obscures et vagues, et donc hostiles. La désapprobation garantie des représentants de l’ordre et des gardiens semi-officiels de la propriété et de la morale ne fait que consolider l’identité négative de ce groupe, renforcer la solidarité de ses membres, et susciter souvent de nouvelles adhésions ou la création de groupes similaires. La défense devient alors résistance symbolique.

Cette transgression des limites peut s’effectuer de différentes façons. Lorsque diverses classes ou portions de classes se côtoient dans l’univers des loisirs, il peut arriver que l’un des groupes s’approprie les objets et les comportements déjà codifiés d’une autre caste pour en tirer des significations nouvelles et dissonantes. Ce glissement peut se produire dans les deux sens de l’échelle sociale. Un autre moyen pour le groupe d’affirmer son opposition au consensus politique consiste à isoler un élément du monde ordinaire des loisirs, à l’exagérer et à l’amplifier jusqu’à ce qu’il en vienne à signifier exactement le contraire de sa raison d’être initiale.

Les exemples de ce genre de stratégie sémiotique abondent dans les sous-cultures actuelles : un certain modèle de consommation subversive qui nous est devenu familier découle de l’étude de ces groupes déviants34. Mais ces mêmes tactiques existaient déjà dans les premiers temps de l’avant-garde. Le mélange de signifiants propres à divers groupes sociaux fut un élément essentiel dans le développement de la sensibilité avant-gardiste. Courbet en eut l’intuition lorsqu’il s’aventura dans l’univers des plaisirs vénaux de banlieue. Ses Demoiselles du bord de Seine, peintes en 1856, sont deux prostituées assoupies qui exhibent une lingerie intime et des atours dont l’extravagance dépasse les normes « convenables » de l’époque35. Au cours des dix ans qui suivirent, Manet exploita le même genre de dissonances, et jusque dans son attitude : son ami et biographe A. Proust note qu’il se plaisait à imiter le langage et le déhanchement des gamins de Paris36. Le Déjeuner sur l’herbe et Olympia évoquent tous deux une quête des plaisirs vénaux à une époque où cela impliquait encore la fréquentation de sous-cultures plus anciennes, situées à la frontière de la légalité et de la criminalité37.

Prenant la suite de Courbet et de Manet, l’impressionnisme « classique », en d’autres termes la peinture très sensuelle des loisirs telle que la pratiquèrent Monet, Renoir et Sisley dans les années 1870, opta pour la seconde tactique. La vie qui est dépeinte dans ces œuvres ne sort pas du cadre social défini par le développement de la promotion immobilière et de l’entreprise privée capitaliste : ce sont les images des plaisirs offerts au public. Mais par le fait même qu’elles décrivent exclusivement des activités faciles et sans contraintes, ces images compromettent l’équilibre qui régit les domaines contrôlés et non contrôlés de la vie sociale. Elles déplacent la notion de loisir : au lieu d’apparaître comme une compensation au mécanisme social moderne, fermement encadrée par d’autres institutions, le divertissement se manifeste dans une différence absolue avec le manque de liberté qui l’environne.

C’est en ce sens que Schapiro peut parler à juste titre de « critique implicite des règles domestiques et symboliques si contraignantes de ce milieu », ou d’une peinture qui « du moins leur opposait une norme différente ». Mais l’auteur ne précise pas comment cette critique s’articule spécifiquement en tant que critique : une différence n’est pas une opposition, à moins qu’elle ne soit dès le début interprétée comme telle. Ce qui nous ramène à la question du modernisme pris dans son sens conventionnel d’art autonome et autocritique – autrement dit à la thèse de Greenberg. De toute évidence, le « point de mire » de la sous-culture d’avant-garde est une peinture conçue en termes des plus ambitieux. C’est en opposition au discours de l’art officiel que le style de ce mouvement, c’est-à-dire le modernisme, acquit sa force et sa pertinence. Il put ainsi transposer cette identification presque totale aux usages du monde des loisirs sur une autre scène, plus vaste, où les croyances officielles en une culture vigoureuse étaient particulièrement vulnérables. Argenteuil et les Grands Boulevards offraient sans doute une solution, mais le problème déjà se posait ailleurs : dans la disparition de la tradition artistique due à l’éclectisme académique, au pastiche, à la recherche du cliché, toutes ces formules usagées du kitsch de salon. L’académisme s’appropriait et compromettait dorénavant toutes les conventions de composition, de technique et de sujet qui étaient la base de la peinture, ce qui posait dans l’immédiat des difficultés d’ordre pratique : comment composer un tableau, soit construire un ordre pictural cohérent et clos, sans avoir recours à des solutions préfabriquées ? Cette impossibilité conduisit à mettre inévitablement l’accent sur des éléments du travail de la peinture qui semblaient non médiatisés et irréductibles : le geste unique et précis de la main qui enregistre une sensation visuelle unique. Comme l’ordonnance des tons relevait de la rhétorique officielle – procédés machinaux de dessin, modelage et clair-obscur –, ces notations gestuelles se composeraient dorénavant de couleurs pures.

Il résultait de ce choix une problématique formelle de taille, car comment construire à partir de touches ou de gestes indépendants une structure stable qui remplît deux conditions essentielles : 1/ être élaborée sur une accumulation de touches uniques sans donner l’impression que la sensation immédiate est subordonnée à un autre système de connaissance ; 2/ enclore efficacement le système interne du tableau tout en investissant chaque touche d’un contenu descriptif en accord avec celui de toutes les autres. Sans cette dernière condition, l’art pictural risquait de végéter à un stade pré-artistique, en offrant une simple portion arbitrairement découpée dans un vaste champ de stimuli infimes, identiques et rivaux. L’impressionnisme trouva le moyen de résoudre ce problème grâce à une série d’inventions astucieuses et improvisées qui permirent de cristalliser les touches de couleur en un système lisible et clos : compositions soigneusement camouflées, jeu subtil entre les divers types de notation et les niveaux descriptifs souhaités, choix de sujets qui masquent des volumes plus importants, élaboration enfin d’une surface picturale conçue comme un mur ou une tapisserie de pigments. Mais le pouvoir de persuasion de ces procédés dépendait en grande partie de la composition inhérente aux lieux que peignaient les artistes. Les bords de fleuve ou de mer et l’animation des rues commerçantes offraient au regard une « réalité » faite de sensations superficielles, éparses et éclatées. La distinction entre sensation et jugement n’était pas une invention des artistes, mais le produit d’une industrie des loisirs naissante qui cherchait à apparaître comme le moment le plus naturel et le plus libre qu’il fût donné de vivre à l’individu. La démarcation structurelle du loisir au sein de l’économie capitaliste fournissait le cadre invisible qui donnait à cette expérience diffuse la cohérence de l’image du plaisir.

Les qualités picturales les plus typiques et provocantes des débuts du modernisme ne se justifiaient pas seulement par des correspondances formelles avec un sujet déjà constitué en image, elles servaient aussi à protéger cette image des interprétations déplacées qui pouvaient en être faites. Afin que les promesses de divertissement ne soient pas confrontées à des éléments visuels trop contradictoires – dissonances du paysage, telles les célèbres manufactures d’Argenteuil, ou la diversité réelle des plaisirs et des peines des individus –, les peintres se concentraient sans relâche sur des phénomènes optiques virtuellement impossibles à représenter : la presse des boulevards vue de haut et de loin, la foule confuse du café-concert, la fumée et la vapeur dans la lumière tachetée d’une verrière de gare, le vent dans les feuillages, les ombres dansantes, et surtout le miroitement de l’eau. Autant d’éléments qui sont devenus, en majeure partie grâce à l’impressionnisme, les symboles conventionnels du divertissement touristique et des promesses de joie et de surprise inhérentes à cet univers. Mais en tant que « faits » optiques, ils sont si changeants ou indistincts qu’on ne peut en conserver une image mentale : on ne peut donc confronter son propre souvenir visuel à la version du peintre. De sorte que l’enregistrement pictural de ces éphémères visions, qui est forcément approximatif et invérifiable, fait que de grandes portions de la toile sont moins une description de la réalité qu’une célébration du geste, de la forme et de la couleur – où le fait pictural est traité pour lui-même38.

La démarche impressionniste qui consistait à transformer le loisir en une valeur exclusive et obsédante et à renverser la signification sociale originelle de ses matériaux, exigeait des procédés picturaux particuliers, qui à leur tour bousculent la signification sociale originelle du matériau. La culture d’élite du dix-neuvième siècle représentait la permanence, l’évidence et l’idéal ; l’avant-garde s’approprie les formes du grand art au nom du contingent, de l’instable et du matériel. L’attitude subversive du modernisme n’implique pas forcément qu’il transcende la culture de consommation : il exploiterait plutôt, à des fins critiques, les contradictions qui jaillissent au sein de cette culture ou entre ses divers aspects. L’art officiel, celui des musées, est une sorte de sanctuaire qui neutralise l’aspect commercial de la production culturelle moderne, et qui ne cesse de proclamer que les formes traditionnelles demeurent intactes au fil du temps et gardent une valeur intrinsèque hors de l’histoire. Les sous-cultures marginales issues du monde des loisirs refusent de la même manière cet aspect commercial en utilisant les objets qui sont à leur disposition. À défaut d’institutions qui garantiraient à leur démarche une certaine légitimité, elles choisissent le mode de l’activisme et de l’improvisation : d’où l’intense créativité dont elles font preuve pour transposer les biens de consommation culturelle dans de nouveaux registres de signification. Si cet argument est juste, le moment privilégié de la négation moderniste intervient lorsque ces deux ordres esthétiques, culture d’élite et culture populaire, se voient contraints à une scandaleuse identité de statut. La position occupée par l’artiste d’avant-garde dans l’une quelconque de ces deux sphères est donc sans cesse compromise par l’existence de l’autre. Cette permutation continuelle des codes apparaît comme un refus très net de la double marginalisation de l’art et par là même, de la marginalisation imposée à l’individu après les événements de 1848 et 1871. Le fait que l’avant-garde ait eu si souvent recours aux matériaux de la culture populaire semble indiquer une volonté de ranimer et réitérer cette stratégie – dans des lieux de divertissement chaque fois plus marginaux et plus réfractaires. Dans les années 1880, lorsque Seurat compose le Dimanche d’été à la Grande Jatte en écho à sa Baignade à Asnières39, il situe le loisir bourgeois, avec son aspect gauche et routinier, dans un autre contexte, celui des plaisirs d’une classe ouvrière épuisée mais libre de toute contrainte. Presque tous les personnages de Seurat seront par la suite, ainsi que le fait remarquer Signac, des individus marginaux appartenant au Paris clinquant des divertissements populaires, où le plaisir se prolétarise à la fois pour le consommateur et l’artiste qui anime ce genre de lieux. La scène est disséquée selon le système prétendument objectif et analytique de Charles Henry. Mais s’il faut en croire le témoignage direct d’Émile Verhaeren40, Seurat fut attiré par l’artifice et la rigidité de la mécanique émotionnelle de Henry parce qu’il sentait poindre une évolution analogue dans son sujet. Les historiens de l’art ont souvent remarqué, dans les dernières œuvres de Seurat, l’apparition de contours exagérément anguleux qui étaient la marque distinctive de l’affichiste Jules Chéret41. À l’instar des réclames pour le cirque ou le café-concert, les matériaux de Seurat glorifient le divertissement et la séduction qu’il exerce sur le public. Cette séduction, le peintre en parlait avec déférence, et il chercha longuement les moyens formels de la maîtriser. Selon Verhaeren, « l’affichiste Chéret, dont il admirait grandement le génie, l’avait charmé par la joie et la gaieté de ses motifs. Il les avait étudiés, car il voulait analyser leurs moyens d’expression et découvrir leurs secrets esthétiques ». Cette dernière phrase est intéressante pour notre discussion, car elle montre que l’artiste s’inspire d’une esthétique déjà existante, qui s’est développée dans des zones marginales et oubliées de la culture. C’est sa marginalité qui confère à cette esthétique son charme secret : moins en raison de la promesse de plaisir qu’elle renferme – du reste, Seurat conserva toujours à cet égard une attitude critique et réservée – que parce qu’elle dévoile l’existence d’un coin de la cité qui a su inventer une façon pittoresque et précise de s’exprimer. L’artiste raffiné et conscient, qui cherche à maîtriser l’artifice et l’abstraction qui ont envahi son art en gardant le contact avec une technique purement descriptive, trouve dans ce milieu des sujets qui ont déjà associé ces deux démarches.

Le collage cubiste relève de la même intention : sa dimension critique naît du fait qu’il transpose dans le domaine réservé du grand art des objets et des usages dont la vulgarité semble encore plus exotique. L’iconographie de la table de bistrot ou du cabaret populaire est typique d’un certain milieu, qu’elle définit avec précision42. La marque d’une boisson sur l’étiquette est aussi importante pour Picasso et Braque qu’elle l’était pour Manet dans son Bar aux Folies-Bergères43. Prospectus, affiches, papier à cigarette et réclames de grands magasins sont disposés sur la toile avec un soin tout particulier qui met en scène les relations des objets entre eux. Les peintres cubistes procédaient à la façon de conspirateurs ou de détectives d’opérette, ou comme le détective Dupin chez Edgar Poe, en reconstituant le témoignage des plaisirs secrets et des crimes camouflés sous la surface apparemment banale des moyens de communication populaires. Que leur intention fût subversive, Gris le démontra clairement au travers de ses collages de coupures de journaux qui décrivent « l’illégalité » de leurs pratiques : une discussion sur les faux en art, un article illustré qui traite de la censure des affiches politiques par le gouvernement44. Le lieu cubiste est un lieu de plaisir et d’excès, qu’illustre à merveille le jeu de mots qui réapparaît souvent sur le terme Journal : jouer, jeu, jouir – dont les lettres servent à évoquer les rôles masculins familiers et prisés que glorifie la sous-culture : le sportif, le joueur, l’athlète sexuel.

Le collage s’inscrit donc dans la problématique du modernisme pictural, en valorisant le support matériel de l’œuvre tout en préservant l’aspect figuratif, mais cette démarche intervient dans un univers secret et codé, que les objets qui constituent le matériau sont à même de décrire. En outre, si le cubisme fait fonction de message marginal, ce n’est pas seulement grâce au contenu graphique des objets intrus qu’il utilise, mais grâce à leur substance et à leur disposition sur la toile. La nappe cirée imprimée et le papier peint, substituts des surfaces bourgeoises, que tira de son répertoire de décorateur provincial, sont visiblement de qualité médiocre – ils équivaudraient aujourd’hui aux placages en plastique imitation noyer, ou aux daims et soieries synthétiques. De même que ces matériaux s’abîment, pèlent et se fanent, de même que les bouts de journaux et les prospectus jaunissent et s’écaillent, le collage bouleverse les fausses harmonies de la peinture à l’huile en reproduisant la fragilité des produits de consommation du capitalisme avancé. Le principe même de la construction du collage abolit la distinction entre culture d’élite et culture populaire en transformant le travail créatif et clos de la peinture traditionnelle en une consommation fragmentée d’images toutes faites.

« Aujourd’hui, tout phénomène de culture, même s’il est un modèle d’intégrité, risque d’être étouffé par la pratique du kitsch. Pourtant, c’est paradoxalement à notre époque qu’incombe à l’œuvre d’art la difficile mission d’exprimer ce qui est exclu du politique… Le temps n’est pas à un art politique, mais la politique a migré dans un art autonome, et notamment dans les œuvres qui en paraissent le plus éloignées. » T.W. Adorno, 196245

De tous ceux qui ont participé à l’élaboration théorique du modernisme dans les années trente, Adorno fut le seul à en préserver l’esprit initial. L’un des propos de cette étude de l’avant-garde considérée en tant que sous-culture de résistance est de fournir une base historique et sociologique à la position d’Adorno pour ce qui concerne les arts visuels46. J’ai tenté de décrire l’autonomie formelle des débuts du modernisme non comme un système replié sur lui-même, mais comme une synthèse créative des possibilités issues à la fois des échecs de la technique artistique traditionnelle et d’une série de pratiques virtuellement subversives que les peintres découvraient dans d’autres milieux. Dès le début, le succès du modernisme a tenu au fait que ce mouvement n’affirmait ni ne refusait sa position au sein de l’ordre social, mais qu’il la présentait dans sa contradiction, créant ainsi un lieu où pouvait s’exprimer une conscience critique de la société en général. Même Mallarmé, qui définissait en 1876 l’impressionnisme comme un art pur composé d’air et de lumière, en parla aussi comme d’un art « que le public, avec une prescience rare, a qualifié dès le début d’intransigeant, ce qui, en langage politique, signifie radical et démocratique47 ».

On peut déceler, dans les exemples cités plus haut, l’émergence d’un rythme régulier dans l’évolution de l’avant-garde parisienne. Pour l’impressionnisme et le néo-impressionnisme à leur début, comme pour le cubisme d’avant 1914, l’inclusion provocante d’éléments pris hors de la culture officielle s’accompagna d’une nouvelle rigueur formelle dans l’organisation, d’une attention clairement exprimée à la matérialité du support pictural : l’union de ces deux démarches permit d’ajuster parfaitement les exigences de l’abstraction et celles de la description (prise dans son sens le plus concret, soit la description des enclaves typiques de la cité industrielle). Les artistes d’avant-garde s’engagèrent dans cette voie en intensifiant la création collective et les échanges, en utilisant les œuvres individuelles pour débattre en groupe des moyens et des critères qui convenaient à leur démarche. Mais chaque fois, ce moment fut suivi d’un recul – par rapport à la description, à la rigueur formelle, à la vie de groupe, à la marginalité – et d’un retour au cœur de la culture de consommation. Ce mode de comportement dénonce les limites de la sous-culture de résistance envisagée comme solution aux problèmes d’un groupe marginalisé et mécontent.

La peinture de Monet après 1880 illustre bien le destin de l’avant-garde impressionniste. La nécessité d’une description vérifiable se fait moins pressante lorsque l’artiste se retire pour peindre dans des lieux isolés : il contourne la difficulté qui consiste à improviser un ordre pictural adapté à une vie sociale complexe et pétrie de sensualité en se concentrant sur des sujets immobiles, simplifiés et dépeuplés (nous savons qu’il s’agit d’une cathédrale, d’une meule de blé, d’un rang de peupliers – le tableau n’a pas à fonctionner pour nous en convaincre). Les touches larges et précises des années 1870, qui maintenaient l’équilibre entre structure et description, font place à une surface précieuse, cuisinée, qui ne met plus l’accent sur la logique de la construction. Ce n’est pas une coïncidence si c’est aussi dans les années 1880 que Monet, grâce aux efforts de Durand-Ruel qui conquiert le marché américain, connaît une certaine prospérité. En 1887, Pissaro désavoue ce qu’il considère comme une exhibition quelque peu mercantile :

Je dis ceci : Monet joue au vendeur et cela sert ses intérêts ; mais il n’est pas dans mon caractère d’agir de même, d’autant que ce serait en contradiction avec ma conception de l’art. Je ne suis pas un romantique48 !

À cette époque, Pissaro avait uni sa destinée à celle des Néo-Impressionnistes, pour qui la spontanéité « grimaçante » de Monet posait justement problème. Monet avait transformé l’impressionnisme, peinture sur le jeu, en une sorte de jeu en soi (c’est en ce sens que la peinture moderniste devient son propre sujet au sens le plus régressif). Seurat et ses amis revinrent au décor purement social du jeu – et remirent à l’ordre du jour la problématique formelle qui opposait la touche-sensation individuelle à la composition générale du tableau. La méthode laborieuse de Seurat produisit un dessin et des constructions majestueuses uniquement fondés sur une maîtrise parfaite des couleurs. Mais le recul de cette peinture apparaît déjà dans le témoignage de Signac (1894) cité plus haut : « Nous sortons d’une période d’analyse austère et indispensable, où toutes nos études se ressemblaient, pour entrer dans une phase de création personnelle et variée49. » Pour le groupe qui poursuivit dans cette voie après la mort de Seurat, cela signifiait tout un choix de vues touristiques traditionnelles : couchers de soleil, villages de pêcheurs de la Côte d’Azur, le Mont Saint-Michel, Venise. Au fur et à mesure, la touche pointilliste se libère des consignes de Seurat. Dans les œuvres tardives de Signac et de Cross, la relation intime qui unit vocabulaire, syntaxe et description rigoureuse n’est plus de mise : la touche s’élargit, devient plus libre, acquiert une expressivité propre, et son rapport avec les touches voisines relève moins d’un agencement précis des couleurs que d’une animation rythmique et détendue des divers plans du tableau. Comme dans l’impressionnisme des années 1880, le geste ou la touche s’affirme comme une sorte de jeu au sein d’un espace insouciant fourni à la fois par le sujet et la surface picturale.

De jeunes peintres, que l’on qualifia bientôt de « fauves », poussèrent plus loin cette tendance à une « création personnelle et variée ». Derain et Matisse notamment, qui atteignent leur maturité artistique vers la fin du mouvement néo-impressionniste implanté dans le sud de la France, utilisent la touche pointilliste libre comme point de départ de leur création. Il en résulte une peinture faite de poudroiements et d’amples taches de couleurs prismatiques, dont le rôle descriptif devient approximatif et accidentel : le choix des sujets, paysages conventionnels, y pourvoit amplement, et laisse le champ libre à une recherche abstraite. C’est ainsi que Vollard envoie le jeune Derain à Londres afin qu’il y peigne une série de décors de cartes postales : Big Ben, l’abbaye de Westminster, le pont de la Tour de Londres (Monet avait peint avec succès des vues de Londres, dans les années 1890)50. Et le « mouvement » fauviste se voit accaparé avant même d’être publiquement reconnu au Salon des indépendants et au Salon d’Automne de 1905 : les collectionneurs ne cessent de vanter les principales œuvres, Vollard achète des séries entières de tableaux et Vauxcelles, le critique influent qui affubla ces peintres de leur sobriquet, les soutient en fait avec lyrisme et enthousiasme51.

Mais avec le succès apparaît le même genre d’indécision que celle que Pissarro dénonçait chez Monet. Écrivant de L’Estaque en 1905, Derain exprime à Vlaminck ses doutes et son anxiété :

En vérité, nous en sommes arrivés à un stade très délicat du problème. Je suis si perdu que je ne sais quels mots employer pour vous l’expliquer. Si l’on rejette les applications décoratives, la seule direction à prendre est de purifier cette transposition de la nature. Mais jusqu’ici, nous n’avons fait cela qu’avec la couleur. Il y a aussi le dessin. Il y a tant de choses qui manquent dans notre conception de l’art ! En bref, je ne vois un avenir que dans la composition, car en travaillant devant la nature, je suis l’esclave de tant de choses insignifiantes que mon enthousiasme en pâtit. Je ne crois pas que les générations futures suivront notre voie : d’un côté, nous cherchons à nous désengager des choses objectives, et de l’autre, nous les préservons en tant qu’origine et fin de notre art. Non, vraiment, si je considère la question avec recul, je ne vois pas ce que je dois faire pour être logique52.

Le fait d’être assimilé à un modernisme plus ou moins officiel donna au fauvisme le sentiment de perdre sa dimension descriptive et de voir s’effriter par conséquent sa logique picturale. Le déclin rapide qui suivit son succès public fut le résultat de cette indécision. La réaction de Braque, qui avait porté au plus haut niveau d’abstraction le geste et la couleur des fauves, est significative : il se retira, avec Picasso, du monde des expositions et des galeries au cours de ces années cruciales, pour tenter de retrouver la pratique collective chère à l’avant-garde. Même si la « collectivité » se limitait à deux artistes, cette contrainte rendait encore plus intéressant l’effacement de la « personnalité » créatrice. En outre, ce double choix du retrait et de l’engagement dans une expérience raisonnée et commune était étroitement lié à la représentation – et à l’éloge – spécifiques d’une forme de vie close sur elle-même et marginalisée.

Comme les autres, bien sûr, cet épisode n’eut qu’un temps. Après le départ de Braque pour la guerre, Picasso conserva l’identification à la culture de masse, mais seulement selon les termes que dicte habituellement l’industrie de la culture : une diversité vide de sens, un éclectisme dû aux exigences du marché, au conditionnement du public, à la protection des intérêts commerciaux. La pratique moderniste revendique son autonomie en s’opposant implicitement à cette surabondance matérielle, et en opposant par sa forme un contraste critique à l’informe de la vie humaine lorsqu’elle est soumise à la rationalité de la production. J’ai voulu démontrer dans cet article que le modernisme atteint son objectif quand il représente en détail la culture préfabriquée qu’il conteste, quand il l’exhibe en déplaçant ses limites et en détournant ses significations convenues. Les Dadaïstes de Berlin portèrent une attention particulière à cet aspect du collage cubiste, et cherchèrent dans leurs propres œuvres à exprimer clairement cette attitude. Raoul Hausmann écrivit en 1919 :

Chez Dada, vous trouverez votre véritable état : de merveilleuses constellations composées de vrais matériaux, fil de fer, verre, carton, tissu, qui conviennent parfaitement à votre fondamentale médiocrité, à votre bassesse53.

L’exemple du dadaïsme berlinois démontre cependant que pour affirmer une telle démarche, l’art doit sombrer dans une sorte de politique, et renoncer à toutes ses revendications pour tenter de résoudre et d’harmoniser un ordre social intolérable. Le cubisme cherchait au contraire à éviter cette issue : il voulait avant tout créer et protéger un espace esthétique privilégié, et fut récupéré et assimilé comme toutes les sous-cultures d’avant-garde qui le précédaient. Le collage – qui est l’aboutissement du métissage que tenta le cubisme entre culture d’élite et culture de masse – se vit incorporé en douceur à un modernisme officiel, inflexible, auquel il apportait une certaine touche de passion, de rigueur et de simplicité. La métamorphose des collages en des répliques peintes enferme le décor bruyant et varié des loisirs marginaux dans l’atmosphère sonore de la peinture de musée. Le recul critique que le cubisme avait observé vis-à-vis de la culture de musée et de la culture de masse fut sérieusement compromis lorsque Picasso, en 1915, revint à une peinture en trompe-l’œil conventionnelle et au pastiche d’œuvres anciennes, tout en continuant à produire des tableaux cubistes. Cette évolution dépouilla le cubisme de son idéal de nécessité descriptive et logique, et en fit un simple style d’usage courant parmi d’autres.

L’argument de base de cet article est que la négation moderniste naît d’une confusion au sein de la hiérarchie « normale » de la légitimité culturelle. Le modernisme ne cesse d’établir, entre culture d’élite et culture de masse, des équivalences subversives qui réorganisent les éléments fixes de cette hiérarchie en de nouvelles configurations tout à fait convaincantes qui la remettent en question de l’intérieur. Mais cette démarche, qui fait alterner provocation et retrait, révèle que ces équivalences sont aussi créatives, au bout du compte, pour l’élaboration d’une culture affirmative que pour l’expression d’une conscience critique. Tandis que les traditionalistes déplorent le déclin de l’autorité artistique du passé, de nombreux amateurs d’art accueillent favorablement les nouvelles valeurs, les nouveaux modes d’expression et de sensibilité : séduction de la marginalité, sans doute, attrait d’un univers où l’on peut prendre des risques et se singulariser sans beaucoup se compromettre.

Mais il y a une raison plus profonde, plus systématique, à cette acceptation qui s’achève sur la domestication de tout mouvement moderniste. Le contexte dans lequel se développent les sous-cultures est celui d’une économie capitaliste qui évolue vers la consommation comme sa propre justification. Le succès de cette évolution – qui va de pair avec une gestion efficace de l’assentiment politique des citoyens – dépend de l’expansion des désirs et des sensibilités, c’est-à-dire des qualités indispensables à une commercialisation toujours plus poussée des plaisirs sensuels. Dans notre société saturée d’images, l’industrie culturelle démontre qu’elle peut vendre toutes les sortes de désirs imaginables, mais dans la mesure où sa logique profonde est strictement rationnelle et utilitaire et ne vise qu’un profit maximum, cette industrie est incapable d’inventer les désirs et les formes de sensibilité qu’elle exploite. En fait, le besoin constant de nouveauté qui est à la base de son fonctionnement est incompatible avec la standardisation des produits et les économies d’échelle nécessaires à toute entreprise un peu importante. Cette difficulté, ce sont précisément les sous-cultures de résistance qui la résolvent, en instituant des espaces de liberté dans les zones marginales de la société asservie. Ce sont les groupes les plus rompus à la pratique des loisirs, les pionniers de cet univers, qui pour cette raison même inventent les façons les plus riches, les plus originales et les plus efficaces d’utiliser le divertissement. Ces formes improvisées deviennent rentables, dans un premier temps, grâce aux nombreux artisans-entrepreneurs qui apparaissent généralement à la périphérie ou au sein de toute sous-culture un tant soit peu active. Leurs créations permettent à un cercle plus large de consommateurs d’accéder à la démarche séduisante de la sous-culture, mais d’une manière d’autant plus superficielle et détachée que les éléments du style original s’éloignent de l’atmosphère de rituel raffiné qui a dans un premier temps attiré ce public. À ce niveau de consommation, la sous-culture apparaît comme une tendance nouvelle et prometteuse dans le contexte général de la mode et du loisir. Les divers traits qui composent cet ensemble stylistique déjà dilué sont rigoureusement triés, puis adaptés aux exigences de la fabrication de masse, et livrés à la grande consommation.

La transposition du style marginal au cœur de la société le dépouille de sa vigueur et de sa subtilité foncière, mais il conserve assez de qualités néanmoins pour créer dans le goût du public des besoins qui se multiplient à un rythme auquel les divers secteurs de l’industrie culturelle peuvent généralement s’adapter. En outre, le succès de cette transposition garantit le retour cyclique de ces produits. Mais s’il est vrai que l’appareil de consommation des loisirs transforme l’effort authentique des créateurs marginaux – et même leur résistance – en produits commerciaux, le processus n’est pas aussi simple qu’il y paraît : car l’exploitation par l’industrie culturelle de ces énergies créatrices finit par les stimuler et les compliquer à tel point parfois qu’elles dépassent continuellement les prévisions officielles. Le développement de l’économie culturelle crée en permanence de nouvelles zones marginales, où les membres les plus jeunes et les plus extrémistes des sous-cultures récupérées se joignent à de nouvelles recrues pour affirmer des positions encore plus tranchées, qui perpétuent ainsi l’ensemble du système.

Les éléments de ce mécanisme sont déjà en place vers le milieu du dix-neuvième siècle54, et s’épanouiront peu après dans les domaines du sport, de la mode et des loisirs. L’avant-garde artistique fournit la première étape de ce processus. De fait, en raison de la position exceptionnelle qu’il occupe entre les couches supérieure et inférieure de la culture de consommation, ce groupe joue un rôle essentiel dans la bonne marche de l’ensemble.

La dépendance qui lie toujours, dans un premier temps, l’avant-garde à son public de riches mécènes – le « cordon ombilical de l’argent » – ne doit pas être considérée comme un fait négligeable ou regrettable : on peut supposer qu’une forme d’échange social aussi durable ne se fonde pas uniquement sur la charité ou le bon vouloir d’amateurs fortunés, mais que l’avant-garde sert les intérêts de cette frange de consommateurs bien au-delà d’un simple attrait purement individuel pour une certaine « qualité » ou un certain interdit. On pourrait définir ce service comme une mission de bons offices entre culture d’élite et culture populaire. En cherchant à s’approprier des éléments choisis de la culture de masse marginale, l’avant-garde explore des zones de la société qui ont su conserver, dans un contexte général de plus en plus soumis à la rentabilité et au contrôle de l’administration, un peu de vie et d’enthousiasme. Après avoir raffiné et conditionné ces éléments, elle les adresse à un public averti. Mais si elle rejette certaines techniques usées de l’art officiel, elle en conserve la forme traditionnelle (dans ce cas précis, la peinture de chevalet), qu’elle rajeunit grâce aux trouvailles esthétiques de groupes qui n’appartiennent pas à l’élite. Ce processus permet au grand art de conserver son indispensable fonction de repère, qui serait sans cela gravement menacée, mais il ne s’arrête pas là. Une fois légitimée, la création moderniste subit à son tour un nouveau traitement destiné à en faire un produit de consommation courante à la fois élégant et kitsch. C’est ainsi que le travail de l’avant-garde retourne à la sphère culturelle qui lui a fourni la majeure partie de ses matériaux. Au bout du compte, les produits démodés ou mal employés de l’économie capitaliste – ou même simplement le désordre et la brutalité qu’elle engendre – sont repolis et embellis pour être vendus comme neufs.

L’avant-garde sert donc en quelque sorte d’unité de recherche et de développement à l’industrie culturelle : elle exploite des zones de la société qui échappent encore en partie aux exigences d’un rendement maximum, et attire discrètement l’attention sur elles. Il ne fallut que quelques années, par exemple, pour que la vision impressionniste des lieux de plaisir commerciaux devînt une forme de publicité pour ces lieux, un élément actif de la séduction imaginaire par laquelle on tentait d’y attirer touristes et résidents. Les dessins et les illustrations de Toulouse-Lautrec sont caractéristiques de cette évolution. Par son ironie raffinée, sa cruauté et ses audaces en matière de composition, le peintre reprenait à son compte l’intérêt de l’avant-garde pour les spectacles populaires et poursuivait le même genre de recherche. Mais les procédés modernistes qu’il employait dans ses œuvres commerciales devinrent bientôt le vocabulaire favori d’une industrie des loisirs qui prenait son essor, et la précieuse distance qui permettait à Seurat, par exemple, de travailler sur les affiches de Chéret fut abolie. Cette absorption de l’art par son sujet, on l’observa de manière on ne peut plus concrète en 1895, lorsque la Goulue, danseuse des Folies-Bergère, monta un spectacle à la Foire du Trône dans un décor inspiré trait pour trait de deux grands panneaux peints par Lautrec55.

Au vingtième siècle, ce processus de récupération de la culture de masse s’est développé sur une vaste échelle. La notion cubiste de flux sensoriel et d’isolement au sein de la ville a fourni au mouvement Art Déco un vocabulaire de base pour un « look » entièrement moderne en matière de mode et de création graphique. La géométrisation cubiste de la forme organique, les structures de plans superposés qui donnent l’illusion du volume, permirent à l’architecture et à la décoration d’intérieur modernistes d’accéder à un style élégant et raffiné. L’estampille « Art Déco », que popularisèrent en tant que telle costumes et décors de films – l’école cinématographique du « téléphone blanc » – marqua dorénavant tous les produits de consommation des années vingt et de la Dépression qui s’ensuivit : immeubles de bureaux, tissus, ustensiles ménagers, meubles, vaisselle. (Le style Art Déco influença également l’imagerie du corps mécanisé chère à l’utopie fasciste et protofasciste.) L’exemple du surréalisme est sans doute le plus caractéristique de ce genre d’évolution. Breton et ses amis avaient découvert dans les couches sédimentaires de la vie parisienne au début du capitalisme une sorte d’inconscient matériel propre à la ville, vestige de répressions antérieures. Mais en retrouvant des formes marginales de consommation, en exhumant de l’oubli le discours latent de cet univers, ils fournirent à la publicité moderne l’un de ses instruments visuels les plus efficaces – cet espace qui nous est devenu familier, où les produits de consommation, pourvus d’une existence autonome, créent à eux seuls un paysage de rêve et de séduction56.

Ce rôle de médiateur entre cultures d’élite et de masse, cultures officielle et marginale, fait ainsi de l’avant-garde un rouage essentiel d’une économie culturelle sous contrôle d’État. Car elle met en relation trois publics différents : 1/ sa clientèle immédiate d’initiés ; 2/ un public beaucoup plus vaste composé de bourgeois, amateurs d’une culture d’élite estampillée avec laquelle ce public est en constante négociation ; 3/ ces publics enfin qui en sont exclus ou ne s’y intéressent pas, et auxquels l’avant-garde, après Courbet et en dehors de quelques rares occasions de révolution politique ouverte, n’a jamais tenté de s’adresser directement. Bien que l’expérience de ces milieux dont l’horizon se limite à une culture « basse » inspire continuellement les recherches d’un art conscient et révélatif, ce n’est pas dans ce contexte que l’artiste peut espérer trouver un public à même d’apprécier la révolte, le sous-entendu, la transgression volontaire des valeurs morales, le refus de l’enfermement, la rigueur formelle et l’autocritique qui caractérisent à des degrés divers la pratique moderniste – même s’il arrive que la majeure partie des individus qui composent ces milieux incarnent « innocemment » les mêmes qualités, pour le plus grand bonheur de l’artiste. Le cycle d’échanges que le modernisme a mis en place fonctionne toujours dans le même sens : appropriation de valeurs marginales et subversives au profit des classes supérieures, puis retour vers le bas de produits culturels dépréciés. Car lorsqu’une création d’avant-garde revient dans la zone inférieure de la culture de masse, c’est toujours sous une forme dépouillée de sa vigueur et de son intégrité d’origine. Ce cycle d’échanges à sens unique, fondé sur une culture de musée qui se contente de légitimer les créations artistiques et sur une industrie culturelle qui reste en retrait de l’art, fige le modernisme dans un rôle social de classe dont il ne peut sortir.

« En 1868, j’ai beaucoup peint à la Grenouillère. Je me souviens d’un restaurant très drôle, qui s’appelait Chez Fournaise, où la vie était une fête perpétuelle… Le monde savait rire en ce temps-là ! Les machines n’avaient pas encore absorbé toute la vie ; on avait du temps libre pour le plaisir, et personne ne s’en portait plus mal57. » Renoir, dans les dernières années de sa vie.

Cet article ne se propose pas de rendre un verdict sur le rôle du modernisme dans les arts visuels. L’excès de verdicts a nui aux divers débats qui ont eu lieu récemment sur ce sujet, et au cours desquels chaque moment de la série de transformations décrite ci-dessus était proclamé tour à tour le seul essentiel et définitif. Les partisans d’une iconographie sociale du modernisme (la tendance la plus récente en histoire de l’art) se limitent à son matériau brut. Les dialecticiens de l’esthétique (autour d’Adorno, inflexible dans sa position) insistent sur le moment de négativité qui se cristallise dans la forme. Le modernisme triomphant (avec le Greenberg des dernières années et ses disciples) glorifie la récupération initiale de cette forme en une norme immuable de valeur. Cette récupération enfin est attaquée sur deux fronts : par la gauche, qui y voit la preuve que la négation moderniste n’a toujours été qu’une imposture, une manière de rénover les biens de consommation de l’élite ; par la droite, partisane d’un pluralisme éclectique et souple, qui la juge insuffisante et s’en prend à tout résidu de négativité, même entièrement sublimée dans des critères formels – c’est la position « post-moderniste ».

Chacune de ces tendances a sa propre définition du modernisme, qui selon elle détient l’essence de ce mouvement. Le but de cet article était d’élargir le débat afin d’y inclure, ou plutôt d’y réintégrer, tous les éléments qui composent la formulation originale de la théorie moderniste. Il m’est apparu en effet que tous les moments essentiels qui permettent de comprendre le problème de l’art moderniste et de la culture de masse n’en forment en réalité qu’un seul. Les mêmes noms reviennent invariablement au cours des discussions récentes sur le sujet : Adorno, Benjamin, Greenberg (et moins souvent Schapiro, mais j’espère que cet article contribuera à le réhabiliter). Il est rare toutefois que l’on aborde les deux sujets ensemble, bien qu’au début ils fussent indissociables : la théorie de l’un était la théorie de l’autre. La culture de masse, qui n’est qu’une autre façon de désigner la culture dans le contexte du capitalisme avancé, fait alterner moments de négation et une inertie de récupération finalement victorieuse. Le modernisme existe dans la tension qui oppose ces deux mouvements. L’avant-garde, qui a engendré le modernisme, a été victorieuse chaque fois qu’elle a trouvé, au sein de la société, un lieu où elle puisse rendre visible cette tension et agir sur elle.

Les Cahiers du musée national d'art moderne, n° 19-20, juin 1987, p. 20-50. Traduit de l'anglais par Anne Laflaquière.
La version anglaise est disponible in B. BUCHLOH, S. GUILBAUT and D. SOLKIN (dir.). Modernism and Modernity: the Vancouver Conference Papers. Halifax, Nouvelle Écosse : The Press of Nova Scotia College of Art and Design, 1983, p. 215-264.


  1. Se reporter à l’article intitulé « Les Impressionnistes et Édouard Manet » dans Art Monthly Review du 30 septembre 1876, qui ne subsiste que dans une version anglaise, traduite en français dans La Gazette des Beaux-Arts, novembre 1975, p. 148 à 156. Le pouvoir singulier et l’importance de ce texte ont été soulignés par T.J. CLARK. « Le bar des Folies-Bergère », extrait du recueil The Wolf and the Lamb: Popular Culture in France, Saratoga CA, 1977, p. 235, note 5, de J. BEAUROY, M. BERTRAND, et E. GARGAN.↩︎

  2. Paul SIGNAC. « Impressionnistes et Révolutionnaires », La Révolte, 4:40, du 13-19 juin 1891, p. 4.↩︎

  3. Le spectacle Fernand Corvi était un cirque ambulant et « miniature » (le dressage concernait des chiens, des singes et et des races de petits chevaux) qui circulait dans les quartiers ouvriers de Paris. Dans la tradition des théâtres du Boulevard du Crime, le spectacle se terminait toujours par une pantomime. Le cirque fut hébergé un certain temps dans un terrain vague en 1885 situé à l’angle de la rue des Martyrs et du boulevard de Clichy. (NdE)↩︎

  4. Sur Corvi, et ce qui l’unit à Seurat, voir H. HERBERT. « “Parade du Cirque” de Seurat et l’esthétique scientifique de Charles Henry » dans la Revue de l’Art n° 50, 1980, p. 9 à 23. Une peinture monumentale et larmoyante de Fernand Pelez du même lieu morne fut exposée au salon de 1888 ; voir ROSENBLUM. « Fernand Pelez ou l’autre face du post-impressionnisme » dans M. BARASCH et L. SANDLER. Art, the Ape of Nature, New York, 1981, p. 710 à 712. Pour une description contemporaine du spectateur dans Le Chahut, voir Gustave KHAN. « Seurat », L’Art Moderne du 5 avril 1891, p. 109 à 110.↩︎

  5. Il fit cette conférence le 27 mars 1890 ; elle fut publiée en 1891 sous le titre « Harmonies des formes et des couleurs ». En avril 1889, Signac écrivait à Van Gogh son désir de rendre la théorie du néo-impressionnisme accessible aux ouvriers (Complete Letters of Vincent Van Gogh, III, Greenwich, 1948, note 584a) ; sur ces textes, voir R. et E. HERBERT. Artisi and Anarchism, p. 481, note 48.↩︎

  6. J. REWALD. « Extraits du journal inédit de Paul Signac », Gazette des Beaux-Arts, 6e période XXXVI (juillet-septembre 1949), p. 126 (extrait du journal du 1er septembre 1895).↩︎

  7. Daniel-Henry KAHNWEILER. Der Weg zum Kubismus. Munich, 1920, p. 27 ; sur Apollinaire, voir les textes dans E. FRY. Cubism, New York, 1966, p. 113-118.↩︎

  8. C. GREENBERG. « Collage » dans Art and Culture, Boston, 1961, p. 70.↩︎

  9. Voir, par exemple, C. OWENS. « La tendance allégorique : vers une théorie du post-modernisme », October, n° 13, octobre 1980, p. 79. Suite à son premier essai pour théoriser une condition du post-modernisme, Owens s’est appuyé sur cette thèse, de manière très intéressante dans son évaluation de la scène de l’art du Lower East Side à New York ; voir « Le problème du puérilisme » dans Art in America, LXXII, été 1984, p. 162-163.↩︎

  10. D’abord publié dans Partisan Review, VI (automne 1939), p. 34 à 39, repris dans Art and Culture, p. 3-21.↩︎

  11. Partisan Review, VII (automne 1940), p. 296-310.↩︎

  12. « Avant-garde et kitsch », p. 9.↩︎

  13. Le contenu historique de ce paragraphe se fonde partiellement sur mes propres recherches concernant la peinture prérévolutionnaire de David, le public du Salon, et l’intense politisation de la culture à Paris durant la crise finale de l’Ancien Régime ; voir T. CROW. « Le “Serment des Horaces” de 1795 : peinture et radicalisme prérévolutionnaire en France », Art History, 1, décembre 1978, p. 424-471. Sur Courbet au Salon de 1851, l’interprétration qui fait autorité est celle de T.J. CLARK. The Image of the People, passim et tout particulièrement p. 130-154.↩︎

  14. « Les bases sociales de l’art », extrait des Actes du premier congrès des artistes contre la guerre et le fascisme, New York, 1936, p. 31-38 ; « La nature de l’Art abstrait », The Marxist Quarterly, I, janvier 1937, p. 77-98 ; repris dans SHAPIRO. Modern Art, « The Nineteenth and Twentieth Centuries », New York, p. 185-211.↩︎

  15. Modern Art, op. cit., p. 192-193.↩︎

  16. « Bases sociales », p. 33.↩︎

  17. « Bases sociales », p. 37.↩︎

  18. Voir la conclusion d’Avant-garde et kitsch, p. 21.↩︎

  19. Avant-garde et kitsch, p. 11.↩︎

  20. Voir E. WEBER. « Gymnastique et sport durant la période dite fin de siècle en France : l’opium des classes ? », American Historical Review, LXXVI, février 1971, p. 70-98 ; voir aussi R. HOLT. Sport andSociety in Modern France, London, 1981.↩︎

  21. Voir l’étude récente de Michael MILLER. The Bon Marché: Bourgeois Culture and the DepartmentStore, 1869-1920, Princeton, 1981.↩︎

  22. Voir K. THOMAS. « Travail et loisir dans la société préindustrielle », Past and Present, n° 29, décembre 1964, p. 50-66 ; E.P. THOMPSON. « Le temps, le travail, et capitalisme industriel », Pastand Present, n° 38, décembre 1967, p. 56-97 ; l’article de G. STEDMAN JONES est particulièrement suggestif pour le propos en question, voir « Culture et politique de la classe ouvrière à Londres de 1870 à 1900 ; notes sur la reconstitution de la classe ouvrière », Journal of Social History, VII, été 1974, p. 460 à 508.↩︎

  23. Karl MARX. Le Dix-huit Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte, trad. franç., Paris, Éd. socialesMessidor, p. 169. La recherche historique récente a renforcé nos connaissances sur la virulence de la campagne officielle dirigée contre toutes les institutions et valeurs républicaines durant la présidence de Louis-Napoléon Bonaparte et à la suite du coup d’État, sur la politique idéologique de la terre brûlée de cette campagne motivée par la peur d’une victoire des Montagnards aux élections de 1852 ; voir T. FORSTENZER. French Provincial Police and Fall of the Second Republic, Princeton, 1981. En ce qui concerne le débat de l’interprétation marxiste des suites de 1848 sous l’éclairage du développement logique de la culture de masse, voir J. BRENKMAN. « Mass Media: from collective Experience to the culture of Privatization », Social Text, n° I, hiver 1979, p. 94 à 109.↩︎

  24. La terminologie de ce paragraphe provient d’un travail récent sur la sociologie des sous-cultures de loisir de l’après-guerre britannique. Cette approche fut initialement formulée par Philip COHENdans « Conflit de sous-culture et classe ouvrière », Working Papers in Cultural Studies, n° 2, printemps 1972, et ces études ont été poursuivies par Stuart Hall et les autres membres du Center for Contemporary Culture Studies de l’université de Birmingham. Pour l’ensemble de leurs travaux théoriques et des cas étudiés, voir S. HALL et T. JEFFERSON. Resistance Through Rituals, Londres,1976.↩︎

  25. Walter BENJAMIN. Charles Baudelaire : un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, trad. J. Lacoste, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1982, p. 87-88 (provenant de la première version de 1938 de l’essai sur Charles Baudelaire).↩︎

  26. BENJAMIN, op. cit., p. 136.↩︎

  27. Voir Jules MICHELET. L’étudiant, cours de 1847-1848, Paris, 1877, p. 129 et 130. M. FRIED a relevé l’importance des références de Michelet sur Géricault ; voir « Thomas Couture et la théâtralisation de l’action dans la peinture française du xixe siècle », Artforum, VIII, juin 1970, p. 38. Sur les utilisations de La Liberté de Delacroix en 1848, voir T.J. CLARK. The AbsoluteBourgeois, New York, 1972, p. 16 à 20. La fin de la logique révolutionnaire en peinture était le sujet des réflexions de Renoir vieillissant (A. VOLLARD. La Vie et l’œuvre de P.A. Renoir, Paris, 1919, p. 42).↩︎

  28. Voir D. SILBERMAN. « L’exposition de 1889 : la crise de l’individualisme bourgeois » dans Oppositions, n° 8, printemps 1977, p. 71 à 91.↩︎

  29. Modern Art, op. cit., p. 192.↩︎

  30. Voir S. GUILBAUT. « La nouvelle aventure de l’avant-garde aux États-Unis : Greenberg, Pollock, ou du trotskisme au nouveau libéralisme du “Vital Center” » dans October, n° 15, hiver 1980, p. 63 et 64. Une vue d’ensemble brève, mais inégalée, du déroulement de la carrière de Schapiro nous est donnée par O.K. WERCKMEISTER dans sa revue ’Romanesque Art of Schapiro’dans Art Quaterly, nouvelle série 11, printemps 1979, p. 211 à 218.↩︎

  31. Voir « La peinture abstraite récente », (originairement publié sous les titres « Le caractère libérateur de l’art abstrait » de 1957, et « Sur l’humanité de l’art abstrait » de 1960), dans Modern Art, op. cit., p. 213 à 232.↩︎

  32. Voir note 23 pour ce qui concerne les écrits.↩︎

  33. HALL et al. Rituals of Resistance, p. 47.↩︎

  34. Voir notes 23 et 32.↩︎

  35. Voir P. MAINARDI. « Le second scandale de Courbet : “Les demoiselles de village” » dans Arts, janvier 1979, p. 96 à 103.↩︎

  36. A. PROUST. Édouard Manet, souvenirs, Paris, 1913, p. 15 : « Quelque effort qu’il fît en exagérant ce déhanchement et en affectant le parler traînant du gamin de Paris, il ne pouvait parvenir à être vulgaire. »↩︎

  37. La lecture critique la plus importante de l’Olympia en 1865, celle de Jean Ravenel (Alfred Sensier), insistait en détail sur le choc des signifiés culturels. Voir l’exposition et l’interprétation de ce texte par CLARK. « Préliminaires au traitement possible de l’Olympia en 1865 » dans Screen, XXI, printemps 1980, p. 18 à 42.↩︎

  38. Voir M. BUTOR. « Monet et le monde renversé » dans Art News Annual, XXXIV, 1968, p. 21 à 23. Je voudrais ici attirer l’attention sur le fait que la discussion précédente sur l’esthétique moderniste est redevable de l’analyse des origines du modernisme en musique. Voir C. ROSEN.Arnold Schoenberg, New York, 1975, p. 17 à 22 et passim.↩︎

  39. Pour un résumé des raisons qui justifient l’appariement délibéré de ces peintures, voir J. HOUSE.« Le sens des figures peintes de Seurat » dans Art History, III, septembre 1980, p. 346 à 349.↩︎

  40. « Georges Seurat », La Société Nouvelle, avril 1891.↩︎

  41. Voir R. HERBERT. « Seurat et Jules Chéret » dans Art Bulletin, XL, mars 1958, p. 156 à 158.↩︎

  42. Voir R. ROSENBLUM. « Picasso et la typographie du cubisme » dans Roland PENROSE. Picasso in Retrospect, New York, 1973, p. 49 à 75.↩︎

  43. Voir CLARK. « Bar », p. 235.↩︎

  44. Les tableaux sont Figure assise au café et Les Tasses à thé (tous deux datent de 1914). Dans Figure… une coupure extraite du journal Le Matin décrit un nouveau système, inventé par le criminologiste Alphonse Bertillon, pour prévenir les contre­façons en matière d’œuvres d’art. L’une de ses propositions consistait pour les artistes à authentifier leurs œuvres par leurs empreintes digitales (voir ROSENBLUM, p. 64 et 65).↩︎

  45. T.W. ADORNO. « Sur l’engagement » dans le recueil THE ESSENTIAL FRANKFURT SCHOOL READER de A. ARATO et E. GEBHARDT, New York, p. 318.↩︎

  46. La référence à Adorno réclame ici, je pense, une explication plus développée. Comme Greenberg dans la tradition critique américaine, Adorno s’inscrit dans la sienne comme le défenseur le plus remarquable de l’activité artistique centripète, auto­critique et auto-référente. Là où Greenberg devait trouver un art visuel qui réponde à son critère dans la peinture abstraite new-yorkaise de la fin des années 1940 et après, Adorno disposait déjà de l’exemple de l’école de Vienne – de la dissonance libérée de l’œuvre de Schoenberg et de ses élèves des années autour de 1910, et de sa codification postérieure dodécaphonique. Son écriture, par son style épineux et sa matière même, visait à mettre sa pensée à la hauteur de cette perfection formelle. Le parallèle entre Adorno et Greenberg se perpétue de nos jours dans les attaques que le débat antérieur sur la musique moderne avait soulevées. La position d’Adorno est résumée dans son essai On the Fetish Caracter of Music and the Regression of Listening (Sur le caractère fétiche de la musique et la régression de l’écoute), repris dans le recueil The Essential Frankfurt School Reader d’ARATO et GEBHARDT, p. 270 à 299, qui fut publié juste une année avant Avant-garde et kitsch. Comme pour ce dernier, sa défense du modernisme est liée à la critique de la culture de masse.↩︎

  47. « Les Impressionnistes et Édouard Manet ».↩︎

  48. C. PISSARRO. Letters to His Son Lucien, J. REWALD, New York, 1943 : lettre du 9 janvier 1887.↩︎

  49. Extraits du journal inédit de Paul Signac, p. 126 ; Signac écrivait le 5 juillet 1895 (p. 124) : « Toujours à la recherche d’une facture plus libre, tout en conservant les bénéfices de la division et du contraste ». Ces deux objectifs s’avéraient hautement incompatibles.↩︎

  50. Voir J.P. CRESPELLE. The Fauves, New York, 1962, p. 112.↩︎

  51. Voir Ellen C. OPPLER. Fauvism Reexamined, New York, 1976, p. 13 à 38.↩︎

  52. A. DERAIN. Lettres à Vlaminck, Paris, 1955, p. 146 à 147.↩︎

  53. Synthetisches Cino des Malerei, 1918, cité dans R. HAUSMANN. Courrier Dada, Paris, 1948, p. 40 ; aussi dans H. WESCHER. Collages, New York, 1968, p. 136. Pour une lecture dadaïste des collages cubistes en termes spécifiques, voir R. HUELSENBECK. « En avant Dada » dans Dada Painters and Poets, New York, 1951, p. 36.↩︎

  54. W. WEBER. Music and the Middle Class, New York, 1975, p. 105 à 106, décrit comment les chorales radicales, issues de la classe des artisans, émergèrent de la révolution de 1830 ; elles étaient suffisamment organisées pour donner, en 1832, un concert de masse qui comprenait vingt chorales et six cents chanteurs. Par la suite, plusieurs d’entre elles commencèrent à se produire dans des théâtres et à donner des concerts en plein air. Cette forme improvisée de vie artistique communautaire fut interdite par l’État lors de la crise de 1833-35, mais fut ranimée par l’entrepreneur William Wilhem qui commença à recevoir des subventions pour ses cours de chant, en 1836. Ces orphéons continuaient de recruter leurs membres dans les classes populaires mais le public qui assistait à ces concerts très fréquentés, et plutôt chers, appartenait à la classe moyenne et à l’aristocratie. L’apogée de leur développement eut lieu en 1859, lorsqu’ils furent appelés à se produire au nouveau Palais de l’industrie de Napoléon III.↩︎

  55. Pour une photographie de la loge, voir P. HUISMAN et M.G. DORTU. Lautrec by Lautrec, New York, 1964, p. 84.↩︎

  56. Pour une discussion sur le surréalisme dans ces termes, voir F. JAMESON. Marxism and Form, Princeton, 1971, p. 96 à 106.↩︎

  57. Cité dans VOLLARD, p. 45 et 46.↩︎