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L’Objet industriel (1980-1985) : une exposition au long court

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En 1980, le Centre de création industrielle (CCI) montrait au public l’exposition « L’Objet industriel », avec son catalogue. Cinq ans plus tard paraît un ouvrage, « L’Objet industriel en question », d’Hélène Larroche et Yan Tucny, les deux commissaires de l’exposition.   Ces deux ouvrages, comme la scénographie de l’exposition, font émerger plusieurs questions : l’absence presque totale d’objets dans l’exposition et la présence massive de textes sont la base de notre réflexion. L’enjeu de l’exposition est dès lors clair : donner des clefs de lecture et de compréhension de ce qu’est l’objet industriel, au sens propre comme au sens théorique du terme. « Informé du passé, le présent agit avec prudence, de peur qu’il n’ait à rougir de l’action future », tel semble être le but de cette exposition qui soulève déjà des problématiques contemporaines, comme l’écologie et l’obsolescence programmée. Enfin, cette exposition est conçue en partie autour de son itinérance, elle va ainsi voyager pendant cinq ans à travers la France, principalement dans la partie est du territoire. Par l’exploration des documents d’archives, l’iconographie et la bibliographie afférentes à cette exposition, nous entendrons soulever et adresser deux problématiques. Comment par la scénographie, le choix iconographique et les textes, cette exposition propose-t-elle une définition de l’objet industriel et quelles sont les limites que ces choix provoquent ? En quoi cette exposition peut-elle être comprise comme annonce des problèmes structurels qui mèneront à la fusion du CCI en 1992 avec le musée national d’Art moderne (MNAM) ? 

Introduction

En 1980, le Centre de création industrielle (CCI) montrait au public l’exposition L’Objet industriel, accompagnée d’un catalogue publié pour l’occasion. Cinq ans plus tard paraît un ouvrage qui y est articulé : L’Objet industriel en question, d’Hélène Larroche et Yan Tucny, les deux commissaires de l’exposition.

L’intérêt le plus visible de cette exposition est qu’elle ne présente pas, ou très peu, d’objets. Mais au-delà de cette première surprise, une autre se laisse sentir : la présence massive de textes, et ce dès le début de l’exposition. Cette présence est voulue par la commissaire d’exposition qui commente ce choix dans l’introduction du catalogue d’exposition :

Les clefs pour démonter les mécanismes de notre environnement, nous pouvons les chercher dans le passé. C’est ce que propose la première partie de l’exposition sous forme d’un puzzle de photomontages, de quelques textes, de quelques objets réels ; c’est ce que propose la première partie du catalogue sous forme de tableaux qui ont servi d’outils de travail à cette partie rétrospective et, comme pour tout outil de travail, leur lecture demande un certain effort1 […]

L’enjeu de l’exposition est dès lors clair : donner des clefs de lecture et de compréhension de ce qu’est l’objet industriel, en son sens propre comme au sens théorique du terme.

« Informé du passé, le présent agit avec prudence, de peur qu’il n’ait à rougir de l’action future2 », tel semble être le but de cette exposition qui, déjà, soulève des problématiques encore actuelles, comme l’écologie et l’obsolescence programmée. Un autre point saillant de cette citation introductive est le rôle du visiteur. Loin d’être passif et d’avoir une position de regardeur, il revêt ici celle du lecteur, auquel on demande une certaine attention aux textes. Il ne s’agit plus de cartels accompagnant une œuvre, ou permettant d’expliciter un propos, mais du propos en lui-même.

Enfin, cette exposition est conçue en partie autour de son itinérance, elle va ainsi voyager pendant cinq ans à travers la France, principalement dans l’est du pays.

L’itinérance va, pour des raisons évidentes de coût d’assurance et de transport, avec le choix d’une scénographie ; que, dans ce cas-ci, le catalogue accompagnant l’exposition et même l’ouvrage publié cinq ans plus tard reflètent aussi, tout en posant également les questions de la diffusion et de la reproduction de cette exposition. Avertis de ces multiples niveaux concernant la conception d’un propos spécifique important pour l’institution qui porte cette entreprise, nous analyserons donc comment, par ses processus même, elle vient éclairer, définir et expliciter une définition de l’objet industriel. Au-delà, une autre hypothèse, qu’il va convenir de démontrer, vient se poser en creux, au fil de notre réflexion : celle de l’impossibilité du CCI de remplir le contrat qu’il s’impose ici. Si le sujet de cette exposition pose question, son traitement et surtout l’échec de ce dernier seront au cœur de notre réflexion. Entre emprunts au passé de l’histoire de l’exposition et théories contemporaines de la consommation, nous verrons si l’exposition L’Objet industriel parvient à trouver sa place, pourquoi elle ne la trouve pas et quel discours elle véhicule.

Exposition et objet industriel : le processus même comme principe scénographique

L’objet industriel a beaucoup évolué depuis le début du siècle. Ces changements peuvent-ils nous aider à comprendre le présent, à prévoir l’avenir ? L’objet, reflet de l’industrie, reflet de la société3 ?

Dès les premières lignes le communiqué de presse annonce la volonté de l’exposition de montrer l’évolution et de comprendre ce qu’est l’objet industriel. Elle souhaite présenter les liens entre l’industrie et le consommateur, non pas dans un simple rapport d’offre (industrie) répondant à une demande (société), mais à travers ce que les objets peuvent nous apprendre sur nous-mêmes et nos modes de consommation. Afin d’y parvenir un cap clair est instauré : celui de montrer et de faire lire. Les cimaises composées de reproductions photographiques et de photomontages ne définissent pas l’objet industriel, mais proposent plutôt une réflexion à son sujet.

En trois temps distincts, elle vient discuter l’évolution de ce dernier : passé, présent, futur. Chacun de ces temps discutant avec les autres. À l’instar d’une ligne de production, le visiteur explore les temporalités de l’objet afin d’en comprendre les tenants et les aboutissants et de mieux appréhender la société de consommation qui lui est contemporaine. Pour ce faire, la scénographie emprunte à la ligne de production la répétition de ses procédés.

Dans le premier temps de la visite, photographies et photomontages sur des panneaux en formica de 80 x 80 cm sont suspendus à des lattes retenues par des cimaises. Quatre rangées proposent un historique de l’objet industriel raccordé à une année. Une par décennie depuis 1900 : 1900, 1918, 1925, 1945, 1960, 1970 (Fig. 1).

Il ne s’agit donc pas d’un découpage décennal à proprement parler mais de certains temps qui marquent l’évolution des objets et sont inhérents à celle-ci, ainsi que la naissance de progrès techniques et technologiques les accompagnant.

Ce premier panorama analyse systématiquement les mêmes questions synthétiques, qui sont reprises et enrichies dans le catalogue d’exposition. Elles contribuent à instaurer tout de suite cette idée de répétition de la tâche à produire : « Qui conçoit ? quels impératifs, quelles contraintes ? Qui produit ? Qui vend ? quel marché ? quels services connexes ? Qui achète ? Qu’est-ce qu’on achète ? pour quel usage ? » (Fig. 2).

Le deuxième temps de visite vient scinder spatialement l’exposition et propose d’interroger l’évolution formelle de quatre objets quotidiens : téléphone, radio, machine à coudre et appareil photo. Vingt-huit panneaux de 305 x 61 cm, répartis eux aussi en quatre rangées superposées, présentent au visiteur la chronologie de chacun, tout en lui permettant de les comparer les uns avec les autres (Fig. 3).

Cette réflexion visuelle et purement chronologique des formes vient entourer le dernier mouvement de l’exposition : l’approche thématique à propos de l’objet industriel. Cette dernière partie du parcours d’exposition propose d’analyser l’objet industriel à travers une déclinaison d’associations entre ce dernier et les termes pouvant lui être connexes. On trouve ainsi huit catégories qui permettent de porter l’accent sur les thèmes que les commissaires trouvent les plus probants afin d’appréhender ce qui fait la spécificité de l’objet industriel : la technologie (« objet et technologie »), l’usage (« objet et usage »), les formes, la conception, les consommateurs, « l’objet en question », les styles de vie et enfin un dernier filtre : « design global et … ».

Toujours à travers une série de panneaux mêlant textes et images (Fig. 4), le visiteur est invité à adhérer par la lecture à la vision des commissaires d’exposition et in extenso du CCI sur ce qu’est l’objet industriel. Suspendus sur des présentoirs métalliques modulables spécialement conçus pour l’occasion (Fig. 5), des successions de panneaux de 110 x 110 cm de trois, de quatre ou de cinq unités, face au visiteur pour les parties supérieures et positionnés à l’oblique pour les parties inférieures4. Plus synthétiquement, l’accrochage est composé de sept structures métalliques porteuses sur lesquelles reposent vingt-six présentoirs de trois panneaux dont un panneau supérieur imprimé recto-verso et deux panneaux inférieurs présentés de biais.

Cette intention de rompre avec la verticalité de l’accrochage pourrait rappeler la théorie de la vision de Herbert Bayer et sa mise en application, par le même, dans la salle cinq de l’exposition Deutscher Werkbund au Grand Palais en 1930. Dans cette exposition le rappel formel se fait ressentir, mais c’est aussi son écrit Fundamentals of exhibition design qui revient en mémoire face à la scénographie proposée dont le parcours ne laisse pas libre cours à l’errance du visiteur qui, par la lecture, doit suivre à la « lettre » le chemin indiqué.

Par ailleurs, cette dernière partie de l’accrochage rappelle, à l’instar de la première partie présentant la chronologie de l’objet industriel, le catalogue d’exposition. Et ce de manière encore plus formelle puisqu’il s’agit d’une translation des textes présents dans l’ouvrage sur des panneaux grand format. Ou seraient-ce les textes exposés qui reprennent mot pour mot le catalogue ? C’est dans cette association que réside la plus grande critique que nous puissions faire à cette exposition. Pourquoi existe-t-elle si elle ne fait que reproduire un livre ?

L’objet industriel : (dé)mystification par la répétition

Par notre premier choix, l’objet nous désigne plus que nous ne le désignons nous-mêmes. Gaston Bachelard, La Psychanalyse du feu, 1938

Comme nous l’avons déjà avancé, par la manière d’amener un propos sur l’objet industriel, l’exposition demande au visiteur de lire pour comprendre et non pas de voir pour percevoir. La commissaire l’explique dans un document daté du 12 mars 1979 :

Cette exposition ne veut pas être une exposition [de] design industriel. Elle voudrait tenter une réflexion sur [l’objet] industriel, celui-ci étant analysé à travers les rapports et les actions réciproques qui s’établissent entre sa conception, sa production, sa distribution, sa consommation et sa disparition. C’est là, nous semble-t-il, une méthode plus adéquate pour inciter les visiteurs de l’exposition à une réflexion [sur] le design industriel5.

Si le besoin de « tenter une réflexion sur l’objet industriel » se fait nécessaire en 1980, c’est en partie à cause des nouvelles problématiques de consommation auxquelles font face les industries. Les questions de consommation d’énergie, et des conséquences sur l’environnement qui se font déjà sentir, par exemple, commencent à surgir :

Une attitude nouvelle se dessine face à l’objet industriel. Son existence, sa forme, sa manière d’être fabriqué sont remis en question. Le slogan « objet, cache-toi » de 1968 est devenu la manifestation d’une certaine forme passive de consommation. Les économies d’énergie et de matières premières, la pollution soulèvent de nouveaux problèmes6.

Souligner une « forme passive de consommation » implique qu’il y ait une lacune à combler du consommateur, que ce soit par son manque de connaissance ou par son manque d’intérêt. L’exposition se propose donc de faire du consommateur, en le transformant, un individu averti et engagé, ancrant cette démarche dans une lignée d’expositions – pas exclusivement françaises par ailleurs – ayant connu leur apogée après-guerre : les expositions Formes utiles.

Créées en 1949, ces dernières auront lieu annuellement jusqu’en 1982, d’abord au Pavillon de Marsan, puis au Grand Palais à Paris et au CNIT à la Défense durant le salon des Arts ménagers. Fondamentalement didactiques, diffusant les crédos modernes et fonctionnalistes, elles avaient pour but d’aider le consommateur à mieux choisir les objets et appareils domestiques (Fig. 6). Partant du constat que la multiplication de l’offre peut mener à de mauvais achats et à mal équiper son intérieur en ne s’attachant qu’à la forme de l’objet et à son possible attrait, l’association, par les expositions Formes utiles, cherche donc à montrer des objets où l’équilibre entre la forme (l’aspect) et la fonction de l’objet respecte un bon delta, voire cette fameuse moralité esthétique ou en tout cas cette bonne autorité possible des objets… C’est ce que résume André Hermant, architecte et vice-président de l’association Formes utiles, en 1962, dans un communiqué : « Lorsque cet équilibre atteint à la parfaite exactitude, il est récompensé par la beauté. Tout comme les qualités d’un homme ou d’une femme peuvent appeler l’amitié ou l’amour : parce que le bien et le beau ne font qu’un7. »

S’il ne s’agit pas de la première tentative française d’éduquer les goûts du public – le projet de Musée de l’Erreur de Louis Cheronnet et de Jacques Viénot en 1933 y pourvoyait déjà –, elle trouve un écho plus fort outre-Atlantique avec les expositions de design du Museum of Modern Art (MoMA) et les théories d’exposition et de design de Herbert Bayer, d’Alfred Barr et surtout celles d’Edgar Kaufmann Jr., qui seront exposées en France en 1952, lors de ce même salon des Arts ménagers, avec l’exposition Design For Use (Fig. 7).

Au-delà de l’écho du propos et de la volonté pédagogique (qui conserve à sa racine une question idéologique), un des moyens de faire comprendre au visiteur son discours de la manière la plus directe n’est pas étranger à la majorité de ces expositions et se retrouve dans L’Objet industriel : c’est le photomontage.

L’emploi du photomontage est en lui-même source de critiques. Si son utilisation atteint son paroxysme durant l’entre-deux-guerres, cette forme est profondément politique et porte un discours qui biaise souvent le contexte de production des images qu’il emploie. Comme le souligne Marc-Emmanuel Mélon, professeur de communication à l’Institut supérieur des sciences sociales et pédagogiques de Marcinelle :

Le photomontage est fondamentalement le fruit d’une double opération : le découpage et l’assemblage de fragments d’images photographiques le plus souvent extraites de périodiques illustrés. La nature photographique de ses composantes l’inscrit d’office dans la vérité, mais une vérité toujours partielle. Parce qu’elles sont fragmentées, ses composantes, en effet, mentent par omission. Mais ces fragments sont ensuite remontés dans un nouvel ordre, souvent irrationnel, toujours subjectif, qui modifie radicalement le sens des différents éléments8.

Pour autant, si le photomontage et la photographie peuvent porter un discours d’eux-mêmes, il faut être en mesure de lire et de comprendre les informations présentées dans cette exposition. En 1995, un rapport de l’OCDE montrait que plus de 40 % des personnes interrogées en France entre 16 et 65 ans éprouvaient encore des difficultés pour écrire, lire ou mobiliser les informations9. On peut donc légitiment se demander à qui cette exposition s’adresse, si ce n’est aux mêmes classes sociales qui ont accès à l’éducation et à la culture. La réflexion proposée, si elle se veut universelle, n’est donc certainement pas à la portée de tous. Preuve en est la version itinérante réduite de cette exposition, qui ne présente que le premier volet de l’exposition parisienne, à savoir les photomontages et les photographies10.

Il n’est par ailleurs pas innocent que la version vouée à l’itinérance dans des plus petites villes soit composée majoritairement de ces images. Les sources mêmes des images employées montrent ce rapport biaisé, en effet, il s’agit d’images empruntées à des institutions mais aussi, et ce pour nombre d’entre elles, issues de magazines publicitaires11.

On peut donc arguer que l’emploi de cette forme suppose que loin de proposer une simple réflexion, elle impose finalement sa propre vision de ce qu’est l’objet industriel, tout en ne l’exposant pas clairement. Elle veut faire réfléchir le spectateur, tout en l’aiguillant vers une seule lecture de l’évolution de l’industrialisation et des problématiques y afférentes.

Cette exposition emprunte donc à des codes discursifs déjà intégrés dans l’histoire des expositions, par l’image et le texte elle veut apporter des pistes de réflexions (orientées) au visiteur ou au lecteur du catalogue d’exposition.

Pour autant, la répétition des procédés, que ce soit par l’enchaînement des photographies et photomontages chronologiques ou par celui des textes, ne permet pas nécessairement au visiteur de se faire une idée réelle de ce qu’il est. Il manque ici un travail précis ou plus définitif qui n’est qu’amorcé dans l’introduction du catalogue d’exposition : « L’objet industriel, fabriqué en série, destiné à la grande consommation, constitue notre univers quotidien12 », autant de termes qui mériteraient un travail de définition. Car si cette exposition se veut être une démonstration à l’échelle 1 de ce qu’est l’objet industriel, le définissant au fil du parcours scénographique, elle en montre des aspects, des pièces, sans rendre aux designers et aux théoriciens et critiques des arts décoratifs, de l’esthétique industrielle et du design ce qui leur est dû, si ce n’est dans une partie thématique où des définitions de créateurs et de designers sont égrenées sans être commentées. Il s’agit en fait d’une exposition peu référencée où les faits sont présentés sans que les origines de leur théorisation soient explicites. Cette question ouvre des points assez intrigants et importants dans le cadre de l’action et des missions plus générales du Centre de création industrielle.

1980-1985 : quelle évolution ?

Mais nous voici de nouveau dans le discours morose et prophétique, pris au piège de l’Objet et de sa plénitude apparente13. Jean Baudrillard, La société de consommation, 1974

L’exposition au CCI à Beaubourg et son catalogue ne sont que l’amorce d’un temps d’existence assez long. Entre 1980 et 1985, l’exposition suivra un parcours d’itinérance et verra la publication d’un nouvel ouvrage lui étant consacré, L’Objet industriel en question, à la fin de cette période (1985).

Deux versions itinérantes de l’exposition sont conçues, mais il semble que seule la version la plus petite ait trouvé repreneur en France. De la mairie de Vénissieux en octobre 1980 au Centre culturel Salvador Allende à Neuilly-sur-Marne en mars 1985, c’est un parcours atypique qu’emprunte L’Objet industriel. Exposition de textes et d’images bidimensionnelles, elle traverse la France et des lieux éclectiques : mairies, musées, chambre de commerce, centre interprofessionnel de promotion économique, centre culturel et d’autres encore. Au total onze villes Fig. 8 accueilleront cette exposition, bien que les retombées directes de ces itinérances soient inconnues, elles sont sans doute liées à des questions politiques extérieures au CCI, plutôt à examiner à travers la volonté du ministre de la Culture de l’époque, Jack Lang. L’itinérance inclut par exemple la ville de Houilles dans les Yvelines qui faisait alors partie de la banlieue rouge ou, aux antipodes, la ville nouvelle de Villeneuve d’Ascq.

Mais l’événement le plus significatif en l’état de la recherche est la publication par les commissaires d’exposition de L’Objet industriel en question. Déjà en 1981, l’idée de proposer un ouvrage faisant suite à l’exposition et à son catalogue était l’objet d’un groupe de travail du CCI, composé de membres du Centre mais aussi de personnalités extérieures comme Abraham Moles ou François Barré (qui avait alors quitté le CCI). Ce groupe avait pour but la réalisation et la supervision d’un ouvrage portant sur l’objet industriel, le problématisant encore plus que l’exposition n’avait pu le faire, comme le souligne Abraham Moles dans une lettre envoyée à Hélène Larroche le 6 octobre 1981 :

Sur le plan scientifique le propos est déjà déterminé : d’abord par le catalogue que vous avez l’intention de récupérer, avec les corrections de petits détails, ensuite par les éléments iconographiques que vous avez en stock, enfin par le fait que vous avec déjà contacté un certain nombre d’auteurs ; à partir du moment où ils vous ont donné leur accord de principe, vous êtes plus ou moins engagée vis-à-vis d’eux. C’est dans le choix de ces auteurs – que je suppose que vous connaissez bien – que s’est située déjà votre décision scientifique14.

François Barré dans un courrier s’adressant aussi à Hélène Larroche évoque les possibilités de produire un ouvrage pour un public large : « Je crois qu’il y a […] la matière nécessaire pour faire un livre tout à fait intéressant pour un public relativement large15. »

Abraham Moles, François Barré et quatorze autres personnes, au nombre desquelles Tomás Maldonado, Victor Papanek, Alessandro Mendini, Ettore Sottsass et Gaetano Pesce, doivent concourir à la rédaction de ce livre qui se voulait être, en 1981, « une contribution à une réflexion qui sera toujours inachevée sur le sujet, éclairée par des témoignages sur des thèmes particuliers de personnalités compétentes au niveau mondial16 ». Cette volonté d’avoir des participations extérieures au CCI pour la création de cet ouvrage est encore renforcée dans un autre document, non signé, non daté : « L’ensemble des contributions extérieures me semble constituer la part la plus intéressante de l’ouvrage : il s’agit d’un panorama des différentes problématiques qui font l’objet de recherche. C’est la part la plus originale et la plus prospective17. »

Pourtant d’Abraham Moles, de François Barré et des « auteurs » que Moles évoque, seul François Barré apparaît dans l’ouvrage de 1985. Aucun document d’archives ne nous permet de déterminer quels événements ont mené à l’absence des textes complémentaires à l’ouvrage.

Celui-ci revient plus scientifiquement sur les thématiques abordées dans le troisième temps de l’exposition de 1980 en les reprenant sous formes de chapitres, écrits par Hélène Larroche et Yan Tucny. Nous pouvons regarder ce livre comme une version augmentée, une partie iconographique montrant les évolutions de l’objet entre l’exposition et la date de publication. Reprenant aussi les photomontages et l’iconographie, elle ne fait qu’asseoir les idées défendues cinq années plus tôt.

Les réponses sont peut-être à trouver dans la situation du CCI, qui, en 1985, n’a plus beaucoup d’années d’existence devant lui. En 1992 il sera fusionné avec le musée national d’Art moderne (MNAM) pour devenir l’entité MNAM-CCI que nous connaissons aujourd’hui. Dominique Bozo, qui sera le président à l’initiative de cette fusion, est déjà présent au Centre Pompidou en 1985 en qualité de directeur du MNAM.

Une exposition et le catalogue proposé, équivalents en tous points, nous forcent à nous demander où réside le bien-fondé même de l’existence d’une telle démonstration textuelle dans les murs du CCI. Si le catalogue se suffit à lui-même pour expliquer les principes de l’objet industriel, cette exposition peut être comprise comme un simple artifice puisqu’elle n’a pour seule plus-value que de faire lire un livre exposé sur des panneaux géants. Quel apport véridique apporte cette exposition ?

Elle se situe, il me semble, à la jonction de plusieurs paradoxes. À travers l’attention plus que poussée à la lecture, indispensable à la compréhension de cette exposition, d’une part, et l’ambiguïté du photomontage, qui par son histoire porte toujours et essentiellement un message politique et/ou programmatique, d’autre part. Ces deux notions forment un paradoxe quant à la portée de cette exposition. La lecture n’étant pas à la portée de tous, elle se sait contraignante par rapport au public ciblé, et le photomontage par sa forme est source de critique de nos jours car il emploie l’image à des fins de propagande (même si ici le terme est sans doute trop fort), déviant l’image initiale de son but primaire (ici faire vendre ou renseigner les bases de données des collections muséales).

Par ailleurs il convient aussi de préciser le public auquel elle s’adresse, en 1980. Il s’agit de la période des baby-boomers qui ont pu être abreuvés des discours du progrès et de l’abondance qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, notamment grâce au Plan Marshall. Cette société, qui a le pouvoir d’achat en 1980, est entrée en contact avec ces notions grâce à la télévision et a pu voir des reportages sur le salon des Arts ménagers que nous avons déjà évoqué, mais aussi sur ce que sont le design et l’industrie en France, ce dont nous trouvons la trace avec les nombreux reportages auxquels nous avons accès par l’Institut national de l’Audiovisuel (INA). Porter un discours précis sur ce qu’est l’objet industriel et les enjeux qui en découlent auprès de cette frange de la société, qui a sans nul doute déjà une idée sur la question, s’avère être une position complexe, à laquelle le CCI a souhaité répondre par les textes.

Enfin le dernier paradoxe est celui de l’itinérance de cette exposition auprès d’un public plus varié que celui se rendant au Centre Pompidou. Mais là encore, il semble que tous les moyens n’aient pas été mis en œuvre pour porter le discours complet de cette exposition à travers la France. Ce qui mériterait d’être encore questionné par le prisme même du service en charge des itinérances au CCI.

Ainsi, l’ouvrage de 1985, s’il pousse la réflexion théorique sur la question, ne fait que mettre l’accent sur l’impossible exhaustivité de la question, en perpétuel renouvellement et analyse. L’Objet industriel en 1980 a pour seul mérite celui de montrer ce qu’était l’objet industriel et la conception que l’on pouvait en avoir en 1980, ou tout du moins celle qu’en avait le CCI. Nous revient alors en mémoire la conclusion de Jean Baudrillard à sa Société de consommation :

Mais nous voici de nouveau dans le discours morose et prophétique, pris au piège de l’Objet et de sa plénitude apparente. Or, nous savons que l’Objet n’est rien, et que derrière lui se noue le vide des relations humaines, le dessin en creux de l’immense mobilisation de forces productives et sociales qui viennent s’y réifier18.

Derrière le portrait de cet objet industriel protéiforme, insaisissable et inépuisable, se dresse le portrait d’une institution, de sa vision tiraillée ici entre sa volonté de s’adresser et d’enseigner à tous et un choix d’exposition qui ne peut répondre à ces deux souhaits, ou alors seulement partiellement.

Bibliographie

Documents d’archives

Archives nationales, Enseignement ; Centre national de la recherche scientifique (CNRS) ; Commissariat général du salon des Arts ménagers (1923-1985) : 19850023/4.

Archives du Centre Georges Pompidou, 1994W033 381 : L’Objet industriel (1980), service producteur : CCI/DIRECTION/ADMINISTRATION. [DOCUMENT ADMINISTRATIF].

Archives du Centre Georges Pompidou, 1994W033 652 : L’Objet industriel (1980), service producteur : CCI/DIRECTION/ADMINISTRATION. [DOCUMENT ADMINISTRATIF].

Archives du Centre Georges Pompidou, 1992W002 39 : Manifestation L’Objet industriel. (1980), service producteur : CCI/MANIFESTATIONS. [DOCUMENT ADMINISTRATIF].

Archives du Centre Georges Pompidou, 2009W012 2 : Exposition Le mobilier en bois courbé, presse : Communiqué de presse, articles de presse. Exposition L’Objet industriel, préparation : Correspondance, notes, documentation. Prêts : Feuilles de prêt (1980), service producteur : CCI. [FEUILLE DE PRET/CORRESPONDANCE/NOTES].

Bibliothèque Kandinsky, Expo CCI 1980 boîte n° 42 : contient les documents iconographiques présentés à l’exposition L’Objet industriel, 26 mars – 9 juin 1980 (1980), service producteur : SERVICE AUDIOVISUEL. [REPORTAGE PHOTOGRAPHIQUE].

Bibliothèque Kandinsky, Expo CCI 1980 boîte n° 43 : contient les documents iconographiques présentés à l’exposition L’Objet industriel, 26 mars – 9 juin 1980 (1980), service producteur : SERVICE AUDIOVISUEL. [REPORTAGE PHOTOGRAPHIQUE].

Ouvrages

BACHELARD, Gaston. La psychanalyse du feu [1938]. Paris : Gallimard, 1985 (édition d’emploi).

BAUDRILLARD, Jean. La société de consommation. Paris : Gallimard, 1974.

BARTHES, Roland. Les mythologies. Paris : Éditions du Seuil, 1957.

BAYER, Herbert. Fundamentals of Exhibition Design. PM: an intimate journal for advertising production managers, art directors and their associates. Décembre 1939 – janvier 1940, p. 17-25.

LARROCHE, Hélène (dir.). L’Objet industriel [cat. expo., Centre de création industrielle, Centre national d’art et de culture Georges Pompidou, Paris, 26 mars –9 juin 1980], Paris : MNAM/CCI, 1980.

LARROCHE, Hélène et Jan TUCNY. L’Objet industriel en question. Paris : Éditions du Regard, 1985.

MÉLON, Marc-Emmanuel. « Photomontage », Encyclopædia Universalis. http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/photomontage/ (page consultée le 15 mai 2018).

MOLES, Abraham. Objets Prétextes, Objets manipulés. Strasbourg : Éditions, 1985. Chap. Une ethnographie de l’objet futur : la garantie totale, valeur nouvelle du monde de la consommation, p. 135 et sq.


  1. Hélène LARROCHE (dir.). L’Objet industriel [catalogue d’exposition, Centre de création industrielle, Centre national d’art et de culture Georges Pompidou, Paris, 26 mars – 9 juin 1980], Paris : MNAM/CCI, 1980, p. 6.↩︎

  2. Titien. Allégorie du temps gouverné par la prudence, circa 1565-1576, National Gallery, Londres, Royaume-Uni.↩︎

  3. Texte de présentation « L’Objet industriel, exposition », dans la Galerie du CCI, au niveau mezzanine, du 26 mars 1980 au 9 juin 1980, Centre Pompidou, Paris, 1980.↩︎

  4. Archives du Centre Pompidou, 1994W033 381 : L’Objet industriel (1980), service producteur : CCI/DIRECTION/ADMINISTRATION. [DOCUMENT ADMINISTRATIF].↩︎

  5. Note du 12 mars 1979, Hélène Larroche : L’Objet industriel. Archives du Centre Georges Pompidou, 1994W033 652 : L’Objet industriel (1980), service producteur : CCI/DIRECTION/ADMINISTRATION. [DOCUMENT ADMINISTRATIF].↩︎

  6. Présentation « L’Objet industriel, exposition », dans la Galerie du CCI, au niveau mezzanine, du 26 mars 1980 au 9 juin 1980, Centre Pompidou, Paris, 1980.↩︎

  7. Document intitulé « Formes utiles », signé André Hermant, 1962. Archives nationales, Enseignement ; Centre national de la recherche scientifique (CNRS) ; Commissariat général du salon des Arts ménagers (1923-1985) : 19850023/4.↩︎

  8. Marc-Emmanuel MÉLON. « Photomontage ». Encyclopædia Universalis. <http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/photomontage/> (page consultée le 15 mai 2018).↩︎

  9. Étude de l’OCDE, Littératie, économie et société, 1995. Non publiée en France, elle est révélée dans plusieurs articles de la presse écrite, notamment « L’illetrisme honteux » dans L’Express, 19 décembre 1996.↩︎

  10. Note du 30 juin 1980 à l’intention d’Hélène Larroche, signée Chantal Beret, « Manifestations itinérantes ». Archives du Centre Georges Pompidou, 1994W033 652 : L’Objet industriel (1980), service producteur : CCI/DIRECTION/ADMINISTRATION. [DOCUMENT ADMINISTRATIF].↩︎

  11. Bibliothèque Kandinsky, Expo CCI 1980 boîte n° 42 : contient les documents iconographiques présentés lors de l’exposition L’Objet industriel 26 mars – 9 juin 1980 (1980), service producteur : SERVICE AUDIOVISUEL. [REPORTAGE PHOTOGRAPHIQUE].↩︎

  12. Hélène LARROCHE (dir.). L’Objet industriel [cat. expo.], op. cit., p. 6.↩︎

  13. Jean BAUDRILLARD. La société de consommation [1968]. Paris : Gallimard, 1974, p. 316.↩︎

  14. Lettre d’Abraham Moles à Hélène Larroche, datée du 6 octobre 1981. Archives du Centre Georges Pompidou, 1994W033 652 : L’Objet industriel (1980), service producteur : CCI/DIRECTION/ADMINISTRATION. [DOCUMENT ADMINISTRATIF].↩︎

  15. Lettre de François Barré à Hélène Larroche, datée du 30 septembre 1981. Archives du Centre Georges Pompidou, 1994W033 652 : L’Objet industriel (1980), service producteur : CCI/DIRECTION/ADMINISTRATION. [DOCUMENT ADMINISTRATIF].↩︎

  16. Projet de compte-rendu de la réunion du 30 octobre 1981 portant sur le projet d’ouvrage relatif à l’objet industriel, signé Jacques Mullender, le 26 novembre 1981. Archives du Centre Georges Pompidou, 1994W033 652 : L’Objet industriel (1980), service producteur : CCI/DIRECTION/ADMINISTRATION. [DOCUMENT ADMINISTRATIF].↩︎

  17. Note manuscrite, non signée, non datée. Archives du Centre Georges Pompidou, 1994W033 652 : L’Objet industriel (1980), service producteur : CCI/DIRECTION/ADMINISTRATION. [DOCUMENT ADMINISTRATIF].↩︎

  18. Jean BAUDRILLARD. La société de consommation, op. cit., p. 316.↩︎