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Site marchand et hybridation automobile à Cuba

Revolico ou 40% d’imaginaire technique

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Le designer et chercheur Ernesto Oroza souligne l’évolution réglementaire de Cuba concernant le reconditionement — ici des véhicules automobiles, par le biais d’hybridation de modèle à travers le remploi de pièces détachées de toutes époques. Oroza a introduit la France aux pratiques cubaines de réemploi, de détournement, des rikimbilis etc. Après en avoir fait l’analyse anthropologique, il a conceptualisé sous les termes de « désobéissance technologique » et « design de la nécessité » l’ensemble de ces pratiques. Il continue dans cette très courte notule son observation. Elle a lieu « via » le site Revolico (équivalent de Leboncoin en France) et dans la rue.

Ernesto OROZA. « Revolico, épilogue provisoire » in Anne CHANIOLLEAU et Olivier PEYRICOT (dir.). Autofiction, n°6, Retrofit Democratis [fanzine]. Saint-Étienne : Cité du design, 2022, p. 16-17.

Lorsqu’il apparaît, en 2007, le site Revolico.com ouvre aux Cubains (du moins aux rares d’entre eux qui utilisent Internet) les portes du commerce en ligne : maison, auto, objets divers, tout s’y vend. Difficile de trouver nom plus pertinent : la Révolution, aujourd’hui, tient surtout du « bazar ». Les pages du site agrègent l’inventaire qu’un Prévert virtuel aurait pu composer à partir de descriptions diverses, marques multiples et acronymes en anagrammes, une mise en liste maniaque de toutes sortes de bidules, et en particulier de voitures « hybrides ». À vendre : Fiat 125, 1974. Moteur d’origine comme neuf ; boîte de vitesses SEAT 5 rapports ; carburateur NISSAN V-12, sièges avant TOYOTA YARI [sic] ; tableau de bord LADA neuf, parfait état de marche ; lecteur CD SONY avec 4 haut-parleurs et embrayage PEUGEOT neuf… La terminologie et le jargon vernaculaire employés par les usagers de Revolico dessinent les contours d’un mouvement social qui aurait consolidé son langage de résistance. Lorsque les premiers produits chinois furent officiellement introduits à Cuba – ils devaient remplacer les ventilateurs, cuisinières et autres réfrigérateurs bricolés par les citoyens rétifs à la dictature –, Fidel Castro lui-même montra qu’il avait décelé l’ennemi dissimulé dans ces gadgets locaux en les qualifiant de « monstres dévoreurs d’énergie ». Cette désobéissance technologique ne s’est pas seulement répercutée sur Revolico.com et dans les discours de Castro. Je pense ici aux publications officielles, aux documents légaux et aux déclarations juridiques que l’État continue désespérément d’édicter pour tenter de contenir un esprit d’entreprise impossible à endiguer. Le premier coup en fut porté par la loi 60, article 215, datant de 1987, sur la Réglementation de la voirie et des transports : « La construction de véhicules par assemblage de pièces ou d’objets neufs ou usagés est prohibée, de même que leur inscription au Registre, quel que soit le statut d’immatriculation desdites pièces. » Plus tard, je repérerais des articles de la presse officielle où des journalistes à la botte du régime énuméraient – avec force théâtralité dans la critique – les effets négatifs des rikimbilis1 sur la santé publique et pour les villes. À l’origine, les rikimbilis étaient des vélos équipés de moteurs pris sur des fumigateurs, des pompes à eau ou des scies mécaniques ; aujourd’hui, le terme englobe tout type d’engin roulant sur l’île ayant subi une hybridation ou une réinvention quelconques.

Parmi les articles que j’ai conservés, l’un d’eux dénonçait les vols de panneaux de signalisation remployés pour former la caisse de tels véhicules. Mais une nouveauté a récemment surpassé ces articles, ces réglementations et jusqu’à Revolico. Depuis 2008, une nouvelle loi permet la remise en circulation des véhicules accidentés, rouillés ou abandonnés. Auparavant, il était interdit de continuer à utiliser les autos mises hors d’état de circuler par l’un de ces aléas. Le nouveau décret autorise leur immatriculation si elles conservent 60 % de leurs pièces d’origine. Voilà qui laisse 40 % de marge à l’imagination, qu’elle soit technique ou formelle. Si ces automobiles sont couramment nommées les « Soixante Pour Cent », l’appellation de « Quarante Pour Cent » leur conviendrait mieux. Un tel phénomène s’accompagne de besoins en expertise inédits. Dans les années à venir, les spécialistes des Soixante Pour Cent affronteront les professionnels des Quarante Pour Cent, et les annales juridiques prendront un tour fascinant. La guerre des pourcentages, dont le champ de bataille tient sur quatre roues, finira par avoir un impact sur le Code des transports : comment la frontière entre les Soixante et les Quarante Pour Cent sera-t-elle définie, légalement et physiquement ? Et qui pourra arbitrer en la matière ? En mars 2021, je suis tombé sur une Peugeot 404 dessinée par Pininfarina en 1962. L’auto conservait – du moins en théorie – 60 % de son design original ; les 40 % restants ne pouvaient être attribués au styliste italien. On retrouvait pêle-mêle, dans ces derniers centiles, la silhouette inédite d’un coffre bigarré, des systèmes techniques désormais hybrides, des plaques de Plexiglas coloré tenant lieu de vitres et, entre autres transformations, des pare-boue démesurés. La silhouette d’un tel véhicule dessine une aérodynamique vernaculaire, une ingénierie palpitante mariant suppositions et utopies. La ligne d’une automobile, lorsque son constructeur est sérieux, délimite en miroir la pression de la vitesse, la résistance du vent, l’impétuosité des turbulences – en résumé, toutes les forces du cosmos qui agissent sur elle. Si l’on accepte cette corrélation, on peut aussi l’inverser : changer la ligne de la Peugeot revient alors à formuler et schématiser les lois physiques d’un tout nouvel univers. Cette hypothèse n’est plus si extravagante si nous y lisons un modèle pour interpréter le chaos provoqué par ces autos lorsqu’elles entrent en collision avec les règles d’un autre règne – celui de la légalité. En regardant la voiture s’éloigner, j’ai eu le sentiment que son mouvement était celui d’une échappée, la plus définitive possible, loin du référentiel qui lui était imposé – le modèle standardisé avec lequel elle partageait, désormais, un certain pourcentage. Deux rues plus loin, j’ai croisé une autre Quarante Pour Cent : l’avant d’une Volkswagen, l’arrière d’une Fiat.


  1. J’orthographie « rikimbili » avec un k pour suivre l’usage le plus courant, mais aussi parce que cette lettre, aux côtés du y, est récurrente depuis quelques dizaines d’années dans la création de nouveaux noms pour les habitants de l’île. Ces deux lettres jouent un rôle important dans la nouvelle onomastique créole. (NdA)↩︎