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Les Immatériaux : La perte des métarécits modernes

Sentiment postmoderne et espaces non définis

abstract

Le 28 mars 1985, débute l’exposition « Les Immatériaux » dans la Grande Galerie du cinquième étage du Centre Georges-Pompidou, c’est un espace d’exposition commun au Centre de création industrielle (CCI) et au musée national d’Art moderne. « Les Immatériaux » sont une réalisation interdisciplinaire qui résulte d’une collaboration entre le MNAM, le CCI et l’IRCAM. Elle fait suite à la demande du Centre au philosophe Jean-François Lyotard d’opérer au commissariat de l’exposition avec Thierry Chaput. Elle est dense, tant dans les dispositifs mis en place que dans les questionnements soulevés, elle montre comment les technosciences ont perturbé le schéma communicationnel ainsi que la matérialité. Dans cet article, nous questionnerons une des intentions du commissariat d’exposition qui est celle de rendre manifeste un sentiment postmoderne. Nous l’identifierons à travers la mise en espace et l’expérience que suscite sa visite. Aussi, la scénographie est un display qui nous paraît envisager la mise en espace comme une translation de la pensée conceptuelle de Lyotard. L’exposition est alors manifeste d’un certain chagrin, conséquent à la perte des métarécits moderne. Nous distinguerons dans la mise en espace des zones indéfinies et désertes par lesquels le sentiment postmoderne se réalise pleinement. Puisque ces zones se déploient par l’ellipse et le hors-champ, elles incarnent le caractère non total dont est marquée la postmodernité. Aussi elles ne paraissent que par une non-conception. Certains documents des archives du Centre Georges-Pompidou attestent une prise de conscience quant à la possibilité d’une mise en espace porteuse de sens. Simultanément aux « Immatériaux » et à leur suite, certains espaces de circulation du Centre furent repensés notamment par la modification des lourdes cimaises. Cela montre, à nos yeux, d’une part l’incidence des « Immatériaux » sur le Centre Georges-Pompidou mais aussi le fait que la conception de cette exposition soit en accord avec et à l’image de la politique menée par le Centre Georges-Pompidou et plus particulièrement celle du CCI, dirigé depuis peu par François Burkhardt.

Introduction

Du 28 mars au 15 juillet 1985 a lieu l’exposition Les Immatériaux dans la Grande Galerie du cinquième étage du Centre Georges-Pompidou, espace commun du musée national d’Art moderne et du Centre de création industrielle. À son commissariat, le philosophe Jean-François Lyotard, accompagné de Thierry Chaput.

Cette exposition Les Immatériaux est produite par le CCI et par le MNAM, c’est, dès son origine, une production interdisciplinaire tout à fait en adéquation avec la politique du Centre Georges-Pompidou de l’époque.

Les Immatériaux est une exposition particulièrement denses, à tous points de vue : les objets exposés sont multiples, dans leur nombre et dans leur nature ; les questionnements soulevés sont aussi particulièrement riches. Les documents restants sont abondants, il est possible de consulter aux archives du Centre Georges-Pompidou plusieurs dizaines de boîtes d’archives, qui contiennent des devis, des plans et croquis de la mise en espace, des comptes rendus de réunion, des coupures de presse, les réponses de Jean-François Lyotard à la presse, et même la retranscription d’une conférence du philosophe concernant l’exposition.

Au moment de l’exposition, trois ouvrages ont été publiés : L’Inventaire, ensemble de fiches détaillant les différents sites exposés, le Petit journal, et l’Album, dans lequel sont accessibles des comptes rendus de réunions et des croquis qui organisent la circulation à l’intérieur de l’exposition. On discerne un enjeu pédagogique puisque ce document donne à comprendre la recherche menée. Si la compréhension totale de l’exposition n’était pas recherchée par les commissaires, il était possible d’en saisir certains éléments par ces ouvrages.

Les différents et nombreux documents que j’ai pu consulter sont accompagnés d’une ambition particulière, inhérente au caractère expérimental de l’exposition. En effet, la mise en espace est intrigante et paraît se différencier de celles conçues à l’époque au Centre Georges-Pompidou, celle-ci est réalisée par Philippe Délis, accompagné de Jean-François Lyotard et Thierry Chaput.

Elle [l’exposition] ne fait qu’en exposer aux yeux et aux oreilles certains effets, comme le ferait une œuvre d’art. Elle n’en explique pas les raisons, elle n’en fournit pas la solution. Elle cherche à éveiller une sensibilité qu’elle suppose déjà présente dans le public, mais encore privée des moyens de s’exprimer. Elle voudrait procurer quelque chose comme un “sentiment postmoderne”1.

Ainsi la mise en espace doit être manifeste d’un sentiment postmoderne, qu’elle contribue à définir.

L’exposition est une vaste installation, qui produit ses propres conditions de manifestation (son, installation, image…), c’est peut-être en cela qu’elle est considérée par Jean-François Lyotard comme une œuvre d’art. En général, la postmodernité est pensée tantôt en décalage, tantôt en réaction à la modernité. Dans les domaines de l’architecture et du design, elle se caractérise par une remise en question du fonctionnalisme moderniste et des mythes conquérants de la modernité. Plus spécifiquement, du point de vue de Jean-François Lyotard2, une crise de la croyance se développe et entraîne la fin des métarécits. La postmodernité implique une nécessaire anamnèse, position réflexive et critique des antécédents.

L’article ne s’intéressera pas précisément à un site, ni même à une zone, mais plutôt à la conception de la mise en espace en général. Ce sont les espaces annexes aux éléments exposés, zones d’entre-deux et espaces peu définis, qui, à nos yeux, permettent une expérience manifeste du sentiment dit postmoderne.

Les Immatériaux, l’exposition par le display et l’évolution spatiale du CNAC

Intention générale

L’exposition fait jouer cinq variations du sanscrit « mât3 » : matériau, matière, matrice, maternité, matériel. Il est associé à chacun de ces termes un pôle de la structure communicationnelle : support du message/matériaux, référent/matière, code/matrice, destinateur/maternité, destinataire/matériel. En raison de l’incidence des technosciences sur le savoir et la communication, les pôles de la structure sont devenus incertains et flottants, autant dans leur matérialité que dans leur nature propre. De ce flottement il émerge une complexité que Jean-François Lyotard et Thierry Chaput interrogent dans Les Immatériaux :

Sur l’axe « maternité » : que devient aujourd’hui l’autorité du destinateur sur le message ?

Sur l’axe « matériel » : comment le destinataire d’un message est-il assuré que ce dernier lui est destiné ?

Sur l’axe « matrice » : comment être certain qu’un message est codé comme le décode le destinataire4 ?

Les Immatériaux ne donne pas seulement à voir l’incidence des technosciences sur des domaines divers tels que l’architecture, l’habillement ou la cuisine. Mais, comme l’évoque le titre de l’exposition, les commissaires montrent une transformation du matériau même. L’« immatériau » est un nouveau matériau qui « n’est pas une matière pour un projet5 ».

Les cinq « mât » sont cinq axes et cinq questions principales déployées dans l’espace en cinq zones, celles-ci découpent horizontalement la Grande Galerie, puis se subdivisent en sites. Le public déambule de site en site par un parcours pratiquement libre.

Une « surexposition », selon le concept développé par Paul Virilio, « la ville surexposée »

On retrouve dans les comptes rendus des toutes premières réunions en présence de Jean-François Lyotard, datant de 1983, bien en amont de tout développement précis, la volonté de concevoir une mise en espace novatrice et expérimentale. En effet, est indiquée par le philosophe la nécessité de penser une mise en espace qui rompt avec la manière dont s’organisent les expositions dans les galeries du xviiie siècle, il fait ici référence à Denis Diderot6. Il est donc entendu que l’exposition ne doit pas consister en une éducation au goût. De ce fait, le visiteur n’est plus considéré comme un œil à partir duquel est développée la scénographie d’exposition dans un parcours obligé.

Deux dimensions constituent la scénographie des Immatériaux : une mise en espace et une mise en temps. La donnée temporelle résulte de la diffusion d’une bande sonore que le public réceptionne dans un casque. Pourtant, le temps de l’exposition n’est pas linéaire puisque chaque zone est couverte par un émetteur radio capté via signal infrarouge, la temporalité est induite par la mobilité du visiteur.

Jean-François Lyotard évoque à ce propos penser une « surexposition » dans le sens de la ville « surexposée » développée par Paul Virilio7. L’influence des nouvelles technologies sur la ville engendre une complexité à en envisager les limites. Comme conséquence à une mobilité nouvelle et au flux, il n’y a plus d’unité spatiale sans temps. Les Immatériaux porte une réflexion quant à une ville sans limites, où les sites et les zones n’ont pas de surface limitrophe définie8.

D’ailleurs, en 1985, dans le rapport d’activité du Centre Georges-Pompidou9 est évoquée l’image de la ville, qui est notamment mobilisable de par les métaphores riches qu’elle offre pour la conception des espaces : ruelles, artères et lieux de contemplation.

Une exposition manifeste des volontés d’évolution du Centre national d’art et de culture Georges-Pompidou

Le CCI est créé en 1969 par l’Union centrale des Arts décoratifs, il constitue très vite, en 1972, un département du Centre national d’art et de culture Georges-Pompidou, à l’instar du musée national d’Art moderne.

Au cours de la préparation des Immatériaux, en juillet 1984, François Burkhardt est nommé nouveau directeur du Centre de création industrielle10. Le CCI tient une place particulière et unique au niveau national et international puisque celui-ci met en lumière les rapports intimes qu’entretiennent créations artistiques, créations industrielles, avancées technologiques et évolutions culturelles11. François Burkhardt souhaite affirmer la place du CCI dans les domaines de l’architecture et de l’urbanisme : peu après son arrivée, la cellule « architecture » dirigée par Alain Guilheux est mise en place. Aussi, Jean Maheu, directeur du Centre Georges-Pompidou, affirme la nécessité de « donner désormais au design la place majeure qui lui revient12 ». De cette manière, l’architecte et le designer sont désormais essentiels à la mise en relation du grand public avec la culture et la création.

L’exposition Les Immatériaux, dont l’intention originelle est de mettre en avant l’incidence d’un matériau postmoderne sur la création, induisent nécessairement l’impossibilité d’utiliser un espace d’exposition habituel. Il coexiste aux Immatériaux, et à sa suite, des changements radicaux quant aux espaces d’exposition. Les salles du 4e étage, où les collections permanentes du MNAM sont habituellement exposées, voient leurs parcours de circulation devenir quasiment libres et les cimaises se modifier. Au milieu des années 1980, au Centre Georges-Pompidou, le sens que produit la mise en espace est considéré, puis successivement, toute son importance est accordée au designer/architecte en ce qu’ils contribuent à un travail de conception proche du display. On définit, par « display », un agencement dans l’espace, aussi bien en deux dimensions, qui est producteur de sens. Cela est particulièrement similaire à ce que conçoivent les commissaires de l’exposition Les Immatériaux. L’absence d’équivalence en français pour le terme « display » montre peut-être une considération tardive du sens qui peut émerger de la mise en espace. Par ailleurs, la scénographie des Immatériaux est perçue comme expérimentale et nouvelle en France en 1985, pourtant pour un historien des expositions elle pourrait être rapprochée de la mise en espace de Growth and Form13. Richard Hamilton, en 1951, pense déjà une scénographie où le visiteur déambule librement, les cartels sont déjà absents et les jeux de lumière sont aussi pensés.

Le chagrin et la mise en espace d’un discours conceptuel

« […] un certain chagrin ne devait pas être absent de cette exposition ; […] il fallait faire sentir que quelque chose est perdu, et probablement immédiatement perdu […] 14. »

Deuil de la modernité

Jean-François Lyotard désigne un certain chagrin, accompagnant de manière inhérente la postmodernité. Si le projet de la modernité prend racine dans le siècle des Lumières, au vu des événements historiques qui ont succédé, il a été particulièrement mis à mal. L’idéalisme du progrès a été entamé par deux guerres mondiales ; le progrès scientifique a été mis au service d’une destruction de masse ; l’idéal d’un État socialiste et égalitaire a vu naître une multitude de régimes totalitaires ; le progrès qui devait résider dans l’industrialisation n’a été que le fruit d’une économie de marché détruisant ses propres espoirs.

Jean-François Lyotard voit une crise culturelle et politique dans lesquelles se dessine une contre-figure : celle d’un homme qui n’est plus maître de la nature. L’homme ne peut maintenir cette position de domination puisque la technoscience met en place un paradigme de l’interaction15. C’est d’ailleurs un des éléments que fait apparaître la notion d’« im-matériaux », un matériau qui se dérobe à la pensée.

Dans un tel contexte, la postmodernité ne peut que porter en son sein désillusion pour ces idéaux perdus. Pour Jean-François Lyotard, l’exposition Les Immatériaux devra travailler à faire le deuil de la modernité, en évoquant ces nombreuses pertes.

La perte des métarécits et dramaturgie postmoderne

Ce chagrin est très directement perceptible dans le caractère non ludique de l’exposition : ce n’est ni une exposition gadget, ni un émerveillement pour les dispositifs technoscientifiques. L’atmosphère de la mise en espace installe ce chagrin, notamment par les conditions de visibilité des individus présents. En effet, les nombreuses trames métalliques ne permettent pas d’appréhender complètement les personnes. Si la suspension des trames laisse apparaître les pieds du public (Fig. 1), le reste de leur corps n’est qu’ombre grise sur une surface métallique (Fig. 2). D’ailleurs il est noté avec justesse dans un extrait de presse : « Certains corps humains apparaissent gris, chair privée de tout sang16. »

Jean-François Lyotard dit vouloir développer une dramaturgie postmoderne. C’est-à-dire une dramaturgie conséquente à la perte des métarécits, donc sans histoire et sans héros. Puisque la dramaturgie est l’art de composer des pièces de théâtre, cela montre l’importance accordée à la mise en espace, elle est envisagée comme une mise en scène dans laquelle la déambulation de chaque visiteur permet de déployer des scènes singulières. Le théâtre se produit à l’échelle du visiteur, c’est donc une mise en espace qui induit une expérience lors de sa visite. L’exposition ne se joue vraiment que lorsqu’elle est parcourue, il y a par exemple un rapport particulier aux autres, par le silence et l’absence d’échange entre les visiteurs. Alors, on pourrait affirmer que cette mise en espace est performative, car par l’expérience de solitude qu’elle instaure, se développe un sentiment postmoderne.

Que l’on considère l’exposition comme un labyrinthe17 ou un dédale (terme préféré par Lyotard), il s’agira de les envisager sans monstre et sans héros : s’il n’y a pas de Minotaure, il n’y a pas non plus de sauveur. Et cette image me semble plutôt bien résumer l’époque et la sensation que fait émerger l’exposition : il n’y a pas de danger immédiat, mais il n’y a pas non plus d’utopie en point de mire, cette absence de polarité se reflète dans la sensation d’errance que veut mettre en place Jean-François Lyotard. C’est une errance dans une atmosphère grise, couleur définie par les commissaires, sans plus d’explication, comme la couleur de la postmodernité. Nous supposerons que le gris, par son caractère non polarisé, se rapproche de cette époque : il n’est ni blanc, ni noir, mais plutôt un ensemble de nuances pouvant à la fois être particulièrement lumineuses et particulièrement sombres.

Nous appréhenderons alors une dramaturgie postmoderne comme un espace d’errance et d’anonymat, les surfaces grises indifférencient les personnes présentes. Sans temporalité définie, cette dramaturgie n’a ni début ni fin, c’est ce que démontre cette mise en espace où rien ne touche le sol (Fig. 3) : les suspensions évoquent un vol arrêté. « Le sentiment recherché est celui d’un atterrissage ou d’un envol, arrêté18. »

L’incertitude

Il émerge alors un sentiment d’incertitude. Puisque Jean-François Lyotard veut que tout soit sensible (aussi bien une œuvre d’art qu’un objet du quotidien), les codes muséaux sont bouleversés. Les cimaises disparaissent, il est alors difficile de différencier une œuvre d’art d’un objet du quotidien, les éléments donnés à voir sont donc marqués d’incertitude.

Les dispositifs lumineux, quant à eux, ont été particulièrement réfléchis, comme le démontrent les « fiches sites19 ». Ces documents préparatoires sont ceux dans lesquels les soixante sites sont réfléchis et décortiqués au cours des différentes réunions de travail. Y sont étudiés la bande-son, le concept, le dispositif de mise en espace, le matériel nécessaire ; un encart est réservé au dispositif lumineux à mettre en place. En regardant la soixantaine de fiches site, j’ai pu constater qu’une grande partie des sites laissent place à l’obscurité : l’ombre permet de donner toute sa fonction à la lumière. Elle provient parfois d’un objet, d’une peinture luminescente, d’un frigidaire ouvert, d’un écran (Fig. 4) ou bien en la plaçant à proximité des objets elle semble sourdre de ceux-là (Fig. 5). La lumière drape les œuvres et les objets de son immatérialité, ce qui, associé à une circulation semi-libre où les choix sont nombreux, fait naître une errance incertaine. « Qu’est-ce que c’est? Qu’est-ce qui arrive20 ? » sont les deux questions qui doivent habiter le public lors de la déambulation. De plus, cette déambulation donne lieu à des pertes successives : la perte des espoirs de la modernité n’est en rien remplacée par un gain que promettrait la postmodernité. L’exposition montre des dispositifs de technoscience et leur incidence, mais le but est la manifestation d’une incertitude face à ces dispositifs. Le véritable chagrin se dégage des pertes successives d’une époque où il n’y plus perte puisqu’il n’y a plus acquisition.

Les espaces indéfinis manifeste de la postmodernité en design

À la marge

En lisant les premiers comptes rendus des réunions, datant de 198321, dans lesquels sont développées les projections conceptuelles de Jean-François Lyotard, on a la sensation que la mise en scène est décrite alors qu’elle n’est ni pensée, ni réalisée. De cette manière, on peut dire que la scénographie épouse considérablement les concepts énoncés, parfois de manière presque évidente. Par exemple, le plan au sol décompose l’espace en cinq parties horizontales, reprises des cinq « mat » (Fig. 6). Puis, les sites d’entrée et de sortie présentent un bas-relief, brouillé à la sortie, comme une métaphore du brouillage opéré par les technosciences sur la matérialité. Nombre de dispositifs de la mise en espace évoquent de manière métaphorique ou symbolique une pensée conceptuelle de la postmodernité.

Pourtant la postmodernité lyotardienne évoque la fin des systèmes linguistiques clos, quelque chose fuit nécessairement de ces systèmes. C’est de cette façon que notre attention se porte sur les zones désertes et vagues de l’exposition. Ces zones sont marquées d’un caractère flou, imprécis. Par « vague » est entendu un espace mal défini, que l’esprit peut avoir du mal à saisir, cette incertitude reprend ce que nous avions évoqué quant à l’absence de polarité.

Les espaces non définis de l’exposition

Différentes typologies d’espaces indéfinis émergent des Immatériaux. Premièrement, par la mise en place d’une circulation en apparence libre, l’exposition dans son ensemble donne la sensation d’un espace vague général. L’espace ne s’appréhende jamais dans sa totalité, il n’est pas possible de l’explorer dans son entièreté puisque le plan est conçu de telle manière que cela semble redondant. Ainsi, il n’y a pas de vue d’ensemble de l’exposition, on peut même dire qu’il n’y a pas de point de vue. Deuxièmement, les surfaces grises jouent un rôle important dans l’appréhension incertaine et imprécise de l’exposition. Les documents préparatoires montrent toute l’importance accordée aux pans de textile pour la composition des sites. Ces pans sont la plupart du temps dessinés dans les croquis de conception des dispositifs des sites. Les commissaires et Philippe Délis réfléchissent tantôt à la manière dont ils entourent le dispositif, tantôt à la manière dont les sites apparaissent par transparence (Fig. 7 à 9). Aussi, Jean-François Lyotard et Thierry Chaput s’intéressent aux proximités que les pans composent avec les sites alentour. Il est frappant d’observer les variations lumineuses et de gris par lesquelles se manifestent les sites, cela est particulièrement visible dans la prise de vue des salles de l’exposition, photographies numérisées par la bibliothèque Kandinsky (Fig. 10).

À nos yeux, les Immatériaux sont envisagés de manière synecdochique, la partie doit évoquer le tout, ce qui induit forcément des hors-champs par l’ellipse qu’elle instaure. Le hors-champ s’accompagne alors d’incertitude ; c’est en cela que l’espace indéfini est caractéristique du fait que rien n’y soit vraiment certain.

Ce qui ne peut se concevoir

La bande sonore diffusée dans les casques n’est pas synchrone à ce qui est mis en espace, cela est similaire au principe utilisé par Jean-Luc Godard par lequel le réalisateur produit des décalages de sens. Si la plupart des sites sont pourvus d’émetteurs sonores, la durée de la bande sonore n’est pas conforme au temps de visite d’un site. De cette façon, le public, qui est déjà isolé par le port du casque, est souvent plongé dans le silence. Par ailleurs, du montage et du décalage naît l’interstitiel, en son creux les zones indéfinies s’incarnent.

Il est intéressant de se demander de quelle manière concevoir et dessiner l’interstitiel. S’agit-il d’un design par défaut ? Celui-ci pourrait être l’envers de ce qui est conçu. Les commissaires ont conscience de ces espaces d’entre-deux, mais elle semble être celle d’un après-coup. Ces espaces sont plusieurs fois évoqués dans le catalogue d’exposition, par les franges d’interférence qui sont des espaces de non-émission entre deux bandes sonores22, mais aussi par le dessin de « déserts » autour des sites23.

Il pourrait aussi s’agir d’un design de la paréidolie, où quelque chose émergerait d’un bruit uniforme. Et cela nous amène à envisager les espaces non pensés par les commissaires, comme ceux rendant particulièrement sensible le sentiment postmoderne. D’ailleurs, la postmodernité se singularise par l’impossibilité d’un système clos et l’espace indéfini d’entre-deux est très proche de cette conception : sorte de no man’s land où tout élément n’est perceptible que dans le hors champ et l’ellipse. La zone déserte ne peut résulter que d’une non-conception. C’est au creux de ce qui ne peut se concevoir que l’exposition touche enfin, et vraiment, ce que retient le sentiment de postmodernité.

Un manifeste de la crise du projet, et du design

Cet espace indéfini et sa conception involontaire ne sont pas éloignés des enjeux que soulève la création assistée par ordinateur (CAO), innovation contemporaine à l’exposition.

D’ailleurs, une des intentions de Jean-François Lyotard est d’en démontrer l’incidence sur la création. Nous considérons que la CAO induit un rapport à la forme plus évanescent, et un temps dit « uchronique »24, c’est-à-dire non linéaire, mais dont le principe est l’itération. Et cela constitue un principe créatif propre à un espace peu défini.

D’autre part, Les Immatériaux paraît se sommer d’un échec inévitable, inhérent à la volonté de matérialiser un espace postmoderne. La critique quelque peu facile est celle-ci : « Les Immatériaux dont nous parlons existent-ils en dehors de la conscience des exposants qui les ont ordonnés, ce qui permet au visiteur de les percevoir ? Vous ne le niez pas. Ils sont donc matériels. Le reste est littérature postmoderne25. » Mais au-delà de cela, l’exposition peine parfois à s’incarner, elle n’échappe pas à une conception moderne. Il y a une adhérence de la forme au fond, cela nous paraît évoquer un certain fonctionnalisme où la mise en espace colle complètement au message. C’est d’ailleurs pour cela qu’Alain Guilheux évoque un rapport très classique à la représentation26, il le note dans un document trouvé aux archives et qui semble être le brouillon d’un texte publié en 198527. La postmodernité est caractéristique d’une impossibilité à dire ou à représenter une totalité. Ainsi cette parfaite adhérence affronte une autre difficulté : accepter le fait que l’exposition ne puisse « tout » contenir. Il y a à la fois une impossibilité de matérialiser complètement ce qui est projeté conceptuellement, mais aussi une incapacité à projeter par le projet ce qui peut se matérialiser, ici les espaces d’entre-deux.

D’après nous, cela résonne avec ce que développe Andrea Branzi à propos du mouvement radical : le projet en architecture a une autonomie propre, ce n’est plus une seule étape du parcours aboutissant à la réalisation matérielle. Le projet est : « une pure énergie conceptuelle, fermée sur elle-même, ne renvoyant plus à une quelconque réalisation ultérieure28 ». On avancerait, dans un premier temps, le fait que les Immatériaux n’auraient pu être plus opérants qu’au stade de projet. Mais, finalement, au regard des zones désertes de l’exposition, nous convenons que celles-ci incarnent le caractère non fini de l’état de projet.

L’exposition évoque, formellement et conceptuellement, No-Stop City d’Archizoom. Andrea Branzi mentionne à propos de No-Stop City : « la No-Stop City était une ville libérée à l’intérieur d’un grand conteneur industriel, qui, à travers la climatisation et l’éclairage artificiel, permettait de dépasser les standards naturels de la ville traditionnelle29 ». N’est-ce pas ironiquement similaire aux Immatériaux qui cherchent par des jeux de lumière et des dispositifs technologiques à dépasser la modernité ?

Pour conclure

L’exposition a parfois éveillé de vives réactions : l’absence de cartel, le parcours libre et l’intention complexe de l’exposition n’ont pas toujours été compris. Pourtant elle a une importance significative du point de vue de l’architecture et du design, ainsi que pour le Centre Georges-Pompidou. Si l’exposition n’expose que très peu d’objets dits de design, c’est la conception de l’espace qui donne tout son sens au rôle qu’incarne le designer dans la mise en espace, et le Centre Georges-Pompidou semble en prendre conscience.

L’exposition a été l’occasion de déployer une mise en espace à la manière d’un display, le caractère marketing qui peut s’y rattacher n’est pas sans évoquer l’effervescence qu’a provoquée l’exposition. Il semblerait que les institutions, CCI, MNAM et IRCAM, se soient finalement effacées, puisque Jean-François Lyotard semble avoir éteint toute logique de sectorisation du Centre Georges-Pompidou. D’ailleurs, suite aux Immatériaux, et pendant les années 1985 les espaces de circulation et d’exposition du Centre Georges-Pompidou seront redéfinis.

Indubitablement, un sens premier émerge de cette mise en espace particulièrement adéquate. Pourtant nous avons cherché à montrer que l’attention portée à ce qui se manifeste au-delà de la conception et à son revers, les espaces interstiticiels et indéfinis, permet véritablement d’appréhender un sentiment postmoderne.

Un journaliste relate l’expérience de sa déambulation : « En parcourant les lieux, je suis ressaisi par des images monotones : déserts, métropoles désurbanisées30 ». Il se dégage pour lui non plus la sensation de solitude, mais un sentiment d’anonymat, il écrit : « Être anonyme serait être ensemble le lieu de passage et le passant31 ». Cela caractérise assez bien le sentiment de postmodernité recherché par Les Immatériaux.

Bibliographie

Ouvrages

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Articles et publications 

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Archives consultées

Fond d’archives de l’exposition Les Immatériaux, Archives du Centre Georges-Pompidou : Revues de presse : RP 99002/07, RP 99000/82

Fond d’archives de l’exposition Les Immatériaux, Archives du Centre Georges-Pompidou : Boîtes consultées : 1977001/129, 1977001/130, 94033/223, 94033/224, 94033/227, 94033/228, 94033/233, 94033/234, 94033/666, 94033/667, 94033/668, 94033/669, 95052/026, 95052/027, 95052/028


  1. Archive du Centre Georges-Pompidou (1977001/129).↩︎

  2. Jean-François LYOTARD. La condition postmoderne : rapport sur le savoir. Paris : Éditions de Minuit, 1979. Jean-François LYOTARD. Le Postmoderne expliqué aux enfants. Paris : Galilée, 1986.↩︎

  3. mât : faire avec la main, mesurer, construire et matram : matière.↩︎

  4. Archives du Centre Georges-Pompidou (1977001/130).↩︎

  5. 28/10/83, Archives du Centre Georges-Pompidou (1977001/130).↩︎

  6. D’ailleurs, Jean-François Lyotard reprendra le terme « site » à Denis Diderot. Celui-ci l’utilise pour décrire les tableaux de Vernet comme des lieux réels. Denis DIDEROT. Le salon de 1767. Paris : 1798 (première édition)↩︎

  7. Paul VIRILIO. L’Espace critique. Paris : Christian Bourgois, 1984. Première partie, « La ville surexposée », p. 7-32.↩︎

  8. Ce qui n’est pas sans évoquer No-Stop City d’Archizoom. Cf. ci-dessous.↩︎

  9. Rapport d’activité 1984, Centre national d’art et de culture Georges-Pompidou. Paris , 1985, p. 15.↩︎

  10. Ibid., p. 4.↩︎

  11. Rapport d’activité 1985, Centre national d’art et de culture Georges-Pompidou. Paris , 1986, p. 29.↩︎

  12. Ibid., p. 3.↩︎

  13. Richard Hamilton. Independant Group, exposition Growth and Form, Londres, Institute of Contemporary Art, 1951.↩︎

  14. Conférence de Jean-François Lyotard, s.d. Archives du Centre Georges-Pompidou (940332/233).↩︎

  15. Archives du Centre Georges-Pompidou (95052/026).↩︎

  16. Gilbert LASCAULT. « Tout ce que nous aimons va mourir », La quinzaine littéraire, 30 avril 1985, p. 21. Archives du Centre Georges-Pompidou (RP-990082).↩︎

  17. Dominique NOGUEZ. « Pendant le festival de Cannes le cinéma continue ». Révolution, 7 juin 1985, p. 40. Archives du Centre Georges-Pompidou (RP-990082).↩︎

  18. Archives du Centre Georges-Pompidou (94033/233).↩︎

  19. Archives du Centre Georges-Pompidou (1977001/129).↩︎

  20. Archives du Centre Georges-Pompidou (94033/667).↩︎

  21. Archives du Centre Georges-Pompidou (94033/223).↩︎

  22. Les Immatériaux (Vol. 2 : Album ; Inventaire). Paris : Centre Georges-Pompidou, 1985.↩︎

  23. Ibid., p. 50-51.↩︎

  24. Edmond COUCHOT cité par Marie-Ange BRAYER. « La fin de la représentation ? De la forme tridimensionnelle à l’interdimensionnalité », in  Imprimer le monde. Paris : Hyx, Centre Georges-Pompidou, 2017, p. 80.↩︎

  25. Lucien SÈVE. « Immatériaux, un nouvel évanouissement de la matière ? » Révolution, 7 au 13 juin 1985, p. 39. Archives du Centre Georges-Pompidou (RP-990082).↩︎

  26. Archives du Centre Georges-Pompidou (94033/223).↩︎

  27. Alain GUILHEUX. « Les Immatériaux », in  L’ordre de la Brique. Liège : Mardaga, 1985.↩︎

  28. Andrea BRANZI. « Le mouvement radical », in  Marie-Ange BRAYER, Frédéric MIGAYROU (dir.). Architectures expérimentales 1950-2000. Orléans : Hyx, « Collection du Frac Centre », 2003, p. 33.↩︎

  29. Ibid., p. 34.↩︎

  30. Marc LE BOT. « Un fantasme ordinaire ». La quinzaine littéraire, 30 avril 1985, p. 22. Archives du Centre Georges-Pompidou (RP-990082).↩︎

  31. Ibidem.↩︎