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Concevoir, exposer et vendre : un jeu d’enfant pour le musée ?

Le CCI, PIKY et l’Atelier des enfants du Centre Pompidou, (1988-2014)

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En 1990, le Centre Georges-Pompidou réalise un atelier-exposition destiné aux enfants. Au cœur de ce projet se trouve la conception d’un jeu, construit autour de formes aimantées, produit par la société PIKY. L’exposition présente le travail réalisé par les cinq designers de la consultation organisée par le Centre de création industrielle. Un concept y sera plébiscité, puis produit et vendu lors de l’événement. Cette exposition est conduite conjointement et de façon inédite par l’Atelier des enfants du Centre Georges-Pompidou et le Centre de création industrielle. Le projet ‘JEU D’ACIER PIK ET PLAK’ interroge alors le rapport entre le musée, l’industrie et le design en devenant le théâtre d'une rencontre entre des acteurs privés et des acteurs publics. En 1990, l’aspect économique d’une telle rencontre n’est pas négligeable et nous verrons que le véritable enjeu de cet atelier-exposition n’est en définitive ni l’atelier, ni l’exposition. Au-delà de proposer une vitrine exceptionnelle pour la petite entreprise familiale PIKY, le partenariat réalisé avec le Centre Georges-Pompidou caractérise les passerelles parfois subtiles entre l’espace de vente et l’espace culturel. L’atelier-exposition rentre-t-il alors dans une logique de retail-tainment comme on peut la définir aujourd’hui ? En effet, le temps de cette exposition, le Centre Georges-Pompidou revêt tous les atours du grand magasin ou du centre commercial. Ce projet d’atelier-exposition apparaît bien plus complexe et riche que l’on pourrait le croire de prime abord et participe pleinement à l’histoire conjointe du design industriel au sein du Centre Georges-Pompidou.

Introduction

À la toute fin des années 1980, un concept d’atelier pour enfants va s’immiscer dans les projets d’expositions organisées par le Centre de création industrielle. Ce projet sera une opportunité inédite pour le CCI de collaborer avec l’Atelier des enfants du Centre Georges-Pompidou mais également l’occasion de rencontrer des industriels et des designers. Ce projet expose une collaboration riche qui démarre au sein du musée pour mieux s’en émanciper. C’est en janvier 1990 que l’exposition produite en collaboration avec le fabricant de jeux PIKY est inaugurée dans la Galerie des Brèves du musée. Cette exposition présente le travail de cinq designers produit lors d’une consultation organisée quelques mois plus tôt par le CCI. L’exposition prend la forme d’un atelier où les enfants sont invités à jouer ensemble autour d’une grande structure d’acier. Le projet a pour ambition d’explorer par le design des formes et des logiques de jeux innovantes. Au-delà de l’aspect ludique de l’événement se trouve un projet bien plus complexe qui questionne les relations entre l’espace d’exposition et l’espace de vente. Nous verrons alors comment cet atelier-exposition destiné aux enfants redistribue les relations et les ascendances entre le musée, l’industrie et le design. Nous chercherons à comprendre comment l’aspect économique du projet a été moteur dans la rencontre entre le CCI, le Centre Georges-Pompidou et des industriels du nord de la France. Au fil de l’exploration des archives du projet JEU D’ACIER PIK ET PLAK, l’enjeu véritable de la collaboration apparaît. Un enjeu qui fera de l’atelier-exposition le théâtre propice à une rencontre sans précédent mais aussi une représentation où le hors-scène est au cœur du jeu des acteurs. Ce qui apparaît, en effet, au centre de cette collaboration c’est la conception d’un jeu, d’un produit industriel. Comment le musée rentre-t-il alors dans cette conception ? Comment ce projet transpose-t-il le Centre Georges-Pompidou dans une architecture plus proche du grand magasin que du musée d’art contemporain ?

Industrie, design & médiation : un projet sans précédent pour le Centre Georges-Pompidou

Le projet d’exposition JEU D’ACIER PIK ET PLAK débute en juillet 1988 lors d’une rencontre à Calais. La DATAR (Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale) du Nord-Pas-de-Calais organise une rencontre entre les représentants du Centre de création industrielle, de l’Atelier des enfants du Centre Georges-Pompidou et divers industriels de la région. Nous sommes au début, et dans une certaine effervescence autour des travaux du tunnel sous la Manche, commencés sept mois plus tôt en décembre 1987. C’est la rencontre entre le coordinateur du Grand Chantier du tunnel et Adolphe Tartare, important industriel du territoire, qui fut le point de départ du projet. Il résulte donc d’une politique de développement local du nord de la France. Il met en relation pour la première fois une multitude d’acteurs1. Des acteurs industriels comme l’entreprise PIKY, créée par Adolphe Tartare, et Sollac, filiale du groupe Usinor-Sacilor. Des acteurs institutionnels comme l’Atelier des enfants du Centre Georges-Pompidou, le Centre de création industrielle ou la DATAR. C’est un projet sans précédent pour le musée. Enfin, des acteurs du monde de la création avec différents designers parisiens qui seront sollicités dans la conception du projet. Au sein du Centre Georges-Pompidou, c’est l’Atelier des enfants qui est d’abord approché lors de la proposition d’un partenariat entre le musée et PIKY. La responsable de l’Atelier, Gaëlle Bernard, intéressée par le potentiel créatif et innovant des jeux, propose au Centre de création industrielle d’intégrer le dispositif. Naît alors l’idée d’un atelier-exposition mené conjointement et de façon inédite par le CCI et l’Atelier des enfants. La société dunkerquoise Sollac, filiale du groupe Usinor-Sacilor, fournisseur de métal des jeux PIKY, est alors sollicitée pour son financement. Sollac, déjà un des contributeurs principaux de la vie et du développement économique local, prend alors pleinement part au projet et produira les structures métalliques de l’architecture de l’exposition.

Au début de l’année 1989, le cahier des charges de l’atelier-exposition est élaboré. Le CCI propose d’organiser une consultation de design auprès d’artistes et de designers pour innover autour des possibilités des jeux. PIKY implantée à Arques en 1985 est une toute jeune PME en plein développement. Adolphe Tartare n’en est pas moins un entrepreneur aguerri, responsable des différentes entreprises familiales du groupe SABE. Pour diversifier les activités du groupe (agro-alimentaire, transformation du plastique), c’est lui qui a l’idée de produire un jeu de mosaïque aimanté sur des plaques de métal. Cinq designers ou agences de design seront contactés par le Centre Georges-Pompidou pour participer à la consultation : René Ach, Philippe Costard, Kohler+Rekow, Savinel & Rozé et Vitrac Design. Elle porte sur quatre leviers d’innovation possible à partir des produits existants de l’entreprise (notamment Mosaïk, le best-seller) : le concept du jeu, le support en acier, les modules aimantés et le conditionnement du produit. C’est une opportunité exceptionnelle pour la société PIKY qui voit le Centre Georges-Pompidou devenir l’entremetteur et le théâtre de la rencontre entre des industriels et des designers. Chaque designer présentera devant un jury ses conceptions. Et il est entendu que toutes les propositions des designers seront produites par PIKY et SOLLAC pour l’atelier-exposition dans la Galerie des Brèves du Centre Georges-Pompidou du 31 janvier au 12 mars 1990. Le projet est donc à la fois un atelier, une aire de jeu, un lieu de création pour enfants et une exposition du design et de ses modes de conception.

La scénographie repose sur deux sculptures d’acier de dix mètres de long et de deux mètres de haut chacune (Fig. 1 et Fig. 2). Ces structures aux formes abstraites alternent des plans pleins et perforés, triangulaires et ondulés dans un décor feutré presque nocturne. Elles évoquent selon leurs concepteurs des géants d’acier tantôt monstres marins tantôt vagues gigantesques. Les enfants y sont invités à se munir d’une palette d’acier tel un peintre pour y apposer des modules aimantés dont sont remplies par milliers quelques malles. PIKY produira plus de 200 000 éléments soit près de 250 m2 de plastique. Ils peuvent ensuite apposer ces modules (mousse multicolore, magnets géométriques, arceaux ou personnages en plastique) sur les sculptures d’acier jusqu’à saturation (Fig. 3 et Fig. 4). À l’entrée de l’exposition cinq colonnes présentent chaque designer et le projet conçu (Fig. 5). On y trouve les premiers prototypes, les explications des différents concepts, parfois les modes de production associés, ou bien les mises en situation des jeux. Le processus de l’exposition et la consultation de design y sont présentés sans trop souligner leur éventuelle importance. On retrouve seulement des étiquettes ‘SÉLECTION DU JURY’ ou ‘DISTINGUÉ PAR LE JURY’ sur certains présentoirs. Dans la scénographie de l’atelier-exposition, le double projet apparaît distinctement. Il y a une exposition d’un côté et il y a un atelier ou plutôt une aire de jeu de l’autre. L’exposition des projets des designers, antichambre de l’espace de jeu, permet de donner un peu de lecture aux parents qui accompagnent leurs enfants. Des séances d’animations sensibiliseront les enfants également au design et à l’expression artistique.

Cette typologie d’exposition qui mêle atelier d’expérimentation et dispositif de présentation plus traditionnel est caractéristique de la pluralité de son public. D’un côté des enfants et de l’autre des adultes accompagnants. En outre le jeu « est naturellement destiné à être manipulé par des mains curieuses2 » comme le rappelle Barbara Turquier, responsable de la recherche à la Fémis3, dans l’historique qu’elle fait du jouet au musée dans un article publié dans la revue Esprit. L’exposition JEU D’ACIER PIK ET PLAK rentre ainsi dans l’histoire du hands-on museum, exposition où l’enfant est en interaction avec les dispositifs de médiation du musée. Il agit directement sur son milieu et transforme l’espace muséal. Dans le cas de cette exposition, l’enfant est aussi celui qui est observé. Pour PIKY, l’événement est un moyen de faire tester ses jeux, de mieux comprendre comment l’enfant s’approprie l’espace et les éléments pour construire leurs propres formes et images. De ce point de vue, l’exposition du Centre Georges-Pompidou présente de grandes similitudes avec une installation majeure de l’histoire de l’art et de la rencontre de l’enfant et du musée : le projet The Model de Palle Nielsen, installé dans le hall d’entrée du Moderna Museet de Stockholm en octobre 1968, est la première installation d’une aire de jeux au sein d’un musée d’art.

Palle Nielsen présentera son projet ainsi :

Le jeu est l’exposition. L’exposition est le travail des enfants eux-mêmes. Il n’y a pas d’exposition. Ce n’est une exposition que parce que les enfants jouent dans un musée d’art. Ce n’est une exposition que pour ceux qui ne jouent pas4.

The Model se veut le laboratoire d’une société produite par les comportements des enfants. Le dispositif primitif donne le champ libre à l’imaginaire et à la créativité. Palle Nielsen tente d’y déceler des occurrences, des répétions, des comportements qui semblent trouver une résonance dans l’attitude des enfants. L’installation est une performance produite par le visiteur lui-même. Comme dans JEU D’ACIER PIK ET PLAK, l’enfant manipule les éléments qui l’entourent. Pourtant les deux installations diffèrent l’une de l’autre par leur intention fondamentalement différente. Dans le projet de Palle Nielsen l’observation de l’enfant au sein de l’aire de jeu doit produire des informations, produire des motifs comportementaux. Dans le projet du Centre Georges-Pompidou les comportements ont déjà été pré-conceptualisés par le travail des designers. Il est question de confirmer la viabilité et l’attractivité d’un produit. Sous cet angle, l’aspect commercial et économique du partenariat entre la société PIKY et le Centre Georges-Pompidou prend le pas sur la dimension ludique de l’événement. Il apparaît que le véritable enjeu de cet atelier-exposition ne soit en définitive ni l’atelier, ni l’exposition.

Un exposition prétexte pour le musée ? Un jeu au cœur du partenariat

Le centre de toutes les attentions du projet JEU D’ACIER PIK ET PLAK ne se trouve finalement pas tant dans l’exposition de 1990 qui dure seulement six semaines que peut-être bien dans la production d’un jeu issu de la consultation des designers.

Retour en octobre 1989 : au premier étage du Centre Georges-Pompidou est organisé le jury final de la consultation de design. Il se compose, entre autres, de représentants du musée, des sociétés PIKY et Sollac ou du coordinateur du Grand Chantier du lien fixe Transmanche, initiateur du projet. La présence de la responsable jouets de la centrale d’achat du Printemps est cependant l’information la plus intéressante. Il apparaît clairement que l’opportunité de l’exposition n’est pas la seule raison de la consultation. Les objets y sont aussi jugés sur leurs capacités à être commercialisables et le projet de Philippe Costard sera plébiscité. Ce dernier, contacté en décembre 20185 dans le cadre de cette recherche, raconte que dès qu’il entrevoit les projets de ses camarades lors de cette journée de jury, il est quasi certain d’avoir le concept gagnant : les autres projets proposaient des arceaux en plastique, des blocs de mousse, des personnages, des animaux ou des puzzles figuratifs. Des propositions plus originales les unes que les autres, mais où la faisabilité technique en vue d’une production en série n’avait semble-t-il pas été la priorité. Un autre projet avait d’ailleurs été sélectionné ex-aequo lors du jury, celui de Vitrac design. La production de ce concept jugée trop onéreuse et complexe sera cependant abandonnée dans les semaines qui suivirent. Philippe Costard avait concentré la proposition de façon à préserver le savoir-faire et les procédés propres à PIKY. Il avait proposé un jeu de mosaïque aimanté utilisant la suite du mathématicien Fibonacci, suite qui tend vers un rapport proche du nombre d’or.

Le projet de Philippe Costard, nommé Harmonik, permet de produire des mosaïques à partir de carrés, triangles et autres formes géométriques de couleurs variées. Chaque composition respecte une harmonie visuelle théorique grâce à la proportionnalité stricte entre tous les éléments. Le designer voulait ainsi mettre en effervescence la créativité des enfants à partir de formes abstraites. Pour le Centre Georges-Pompidou et PIKY, la proposition du designer répondait en tout point aux attentes de chacun. Un projet qui s’insère dans la continuité de l’entreprise. Un concept simple à comprendre et à produire tout en présentant une suite mathématique complexe. La valeur pédagogique et culturelle du jeu et ses qualités esthétiques en font la proposition idéale. Le projet peut également plaire à un public adulte. Philipe Costard utilisera d’ailleurs lui-même son jeu comme outils d’idéation pour la création de logotype. Les premiers prototypes du jeu seront produits par PIKY à temps pour le début de l’exposition de 1990. Les premières boîtes y seront vendues. L’entreprise PIKY est alors pressée de pouvoir labelliser et mettre en route la production en série pour les salons commerciaux à venir de Paris et Nuremberg. Si pressée qu’elle commence la commercialisation sans avoir finalisé le contrat convenu avec le Centre Georges-Pompidou. Le logo du musée sera disposé sur le facing et la tranche de chaque boîte. Au dos, un court texte explique le contexte de la création du jeu. En échange de cette labellisation, PIKY reversera au Centre Georges-Pompidou 2 % de son chiffre d’affaires généré par les ventes. La boutique continuera d’ailleurs à les vendre durant les deux ou trois années suivantes. Ce partenariat entre le musée et l’entreprise PIKY est évidemment une aubaine économique pour la jeune PME, mais c’est aussi le cas pour le Centre Georges-Pompidou.

Au début des années 1990, la possibilité pour le musée de recevoir des financements privés est plus que bienvenue. Dans le rapport d’activité conjoint de 1992 et 1993, l’exposition JEU D’ACIER PIK ET PLAK est d’ailleurs en bonne place parmi les principaux soutiens et partenaires privés du Centre Georges-Pompidou. Au-delà de proposer une vitrine exceptionnelle pour la petite entreprise familiale, le partenariat réalisé avec le musée caractérise les passerelles parfois subtiles entre l’espace de vente et l’espace culturel. On peut ainsi mobiliser une nouvelle fois les propos de Palle Nielsen de 1968 : « Ce n’est une exposition que parce que les enfants jouent dans un musée d’art6. » JEU D’ACIER PIK ET PLAK montre de la même façon comment le lieu de présentation de l’événement est le seul véritable ancrage muséal. C’est l’écrin, le Centre Georges-Pompidou, qui fait que ce projet devient une exposition dans un musée d’art contemporain.

On peut alors se demander si l’atelier-exposition ne rentre pas dans une logique de retail-tainment7 ? Un néologisme importé d’Amérique, contraction de retail et entertainment, qui décrit une stratégie marketing où le loisir et la vente d’un service ou produit forment un tout. Le divertissement est utilisé pour faire consommer. Il décrit autant le parc d’attractions que la galerie marchande. En effet, sur le papier, le projet aurait pu prendre place dans le secteur jouets du Printemps, le magasin ayant assisté au choix et développement du concept. Pourtant, l’atelier-exposition ne sortira pas du cadre du musée. C’est peut-être d’ailleurs en regardant cette exposition que l’on retrouve quelques réminiscences du projet initial du Centre Georges-Pompidou. Un lieu de culture ouvert sur la ville, une place où on se rencontre et on peut se retrouver. Le projet de Renzo Piano et Richard Rogers avait été inspiré par le Fun Palace de Cedric Price8. Un concept d’architecture de 1964 qui ne fut jamais réalisé. Le projet de laboratory of fun était un lieu de vie reconfigurable ou se mêlaient galerie d’art, bibliothèque, workshop, auditorium ou restaurant… En bref, tout ce qui fut au cœur du projet du Centre Georges-Pompidou. Si le musée s’inspire de concepts d’architectures expérimentales développés dans les années 1960 (on peut également faire le parallèle avec le travail d’Archizoom et d’Andrea Branzi), c’est avant tout la convergence qui s’opère au début des années 1990 entre l’espace muséal et l’espace de consommation qui est intéressante. Le temps de cette exposition, le Centre Georges-Pompidou présente en effet une partie des atours de ce qui s’impose comme le modèle type du grand magasin et du centre commercial. Un lieu hors d’échelle qui abrite une multitude de services. Une ville dans la ville où l’on retrouve des places publiques, des zones de loisirs et de culture, des événements, de la restauration et des zones commerciales immenses.

L’articulation entre l’exposition et l’espace de vente est tout à fait particulière dans le projet mené par le CCI et la société PIKY. Il n’est pas question ici de faire un exit through the gift shop9 pour reprendre l’expression utilisé par Banksy en 2010 dans le film du même nom. Le jeu n’est ni un souvenir, ni une reproduction, ni une offre subsidiaire de l’exposition. Le jeu est l’enjeu central du projet. C’est lui qui s’expose, pourtant il n’est pas présent dans la scénographie. La société PIKY avait d’ailleurs avant l’exposition regretté le fait que l’événement ne permettait pas de prendre en compte l’échelle réelle du jeu. La surface métallique à recouvrir entre l’atelier-exposition et la boîte Harmonik passant de plus de 40 m^2 à une aire grande comme celle d'une feuille A3. L’objectif de l’exposition était bien de proposer une vitrine pour la société PIKY, étendre sa notoriété et vendre le plus possible de jeux a posteriori. D’une certaine façon, alors que les techniques de merchandising ont pleinement intégré les modèles de display des musées et que les marques peuvent financer des expositions, ici, c’est le prétexte de l’exposition qui permet de financer le développement d’un produit. En somme, la structure du projet est bien plus similaire à celle développée par la grande distribution et les nouvelles zones commerciales de l’époque qu’à celle du musée d’art contemporain. Le dispositif de l’exposition devenant un moyen et non une fin. De la même manière que Décathlon par exemple, a pu le faire dès les années 198010, c’est l’expérimentation et l’animation autour des produits qui deviennent la logique de marketing essentielle. L’espace de vente devient un espace de loisirs. Ainsi, le projet JEU D’ACIER PIK ET PLAK transpose dans le Centre Georges-Pompidou une version édulcorée du mall américain qui dans les années 1990 s’est exporté en France. Des zones commerciales à l’« espace marchand un peu flou11 » où cohabitent « nouveaux lieux de convivialité12 », grandes surfaces de consommation et lieux de divertissement hybridés.

Mais ce qui différencie tout de même pleinement l’événement quand il se trouve au sein du musée, c’est avant tout le public qu’il atteint. Car si l’atelier-exposition pourrait tout autant se dérouler dans une grande zone commerciale, son public serait néanmoins sensiblement différent. Les études sur ces zones13 montrent que si les catégories socio-professionnelles supérieures et intermédiaires fréquentent les centres commerciaux pour rationaliser et gagner du temps dans leur consommation, pour les catégories ouvrières le centre commercial devient un lieu de vie à part entière14. Un lieu de loisir accessible qui transforme la périphérie des villes, où sont majoritairement implantées ces zones, en nouveau cœur de l’activité territoriale. Ce rapport de forces est inversé quand on s’intéresse au musée. Les recherches sur leur accessibilité montrent que même si les expositions sont gratuites cela n’influe pas sur la proportion de visiteurs de classes plus défavorisées15. Pierre Bourdieu l’avait déjà exposé dans L’amour de l’art16 en 1966, la barrière psychologique devant le musée est souvent le dernier rempart. Un rempart que les sociétés PIKY et Sollac voulaient rompre en se donnant pour mission de rendre accessible une certaine vision de la culture auprès de leurs propres ouvriers et personnels. Le dossier de presse adjoint à l’événement en fait part : « cette exposition se déplacera en province dans les musées d’art contemporain proches des sites de Sollac. Aussi le personnel et son environnement y participeront pleinement 17. » Ce projet a été initié au sein du tissu industriel du nord de la France. Une région où les classes populaires sont très présentes et où le déterminisme social est un des plus forts18. En 1990, le Nord-Pas-de-Calais compte 52,4 % d’ouvriers contre 27,4 % pour l’Île-de-France19. On peut alors se demander si rapatrier l’exposition au mois d’avril 1990 dans le musée d’art contemporain de Dunkerque fut la meilleure façon de présenter le projet ? La culture doit-elle s’inscrire au sein du musée pour être légitime ? On peut se demander encore si l’industrie en rentrant au Centre Georges-Pompidou ouvre la porte à ses ouvriers. Rien n’est moins sûr.

Paradoxalement, cette inhibition face au musée sera sans doute, dans ce projet de partenariat, un des éléments qui en feront un succès. Il est parfois plus facile, en effet, de rentrer dans l’histoire du musée par petits morceaux. La boîte de jeu Harmonik affublée des logotypes du Centre Georges-Pompidou était d’une certaine façon l’occasion de s’emparer d’un petit peu du musée. Le prestige du Centre national d’art et de culture devient à la fois un frein à l’accès au musée, pour une tranche plus populaire de la population, et une incitation pour ce même public à acheter ce jeu.

Le projet de 1990 reste donc remarquable sur certains points. Le rapport entre le musée et le commerce, l’exposition et la vente, est caractéristique du travail de conception au cœur du projet. Lorsque Gaëlle Bernard et Corinne Rozental de l’Atelier des enfants décident de faire participer le CCI, le projet prend une dimension toute autre. Sans la consultation de design proposée par le Centre de création industrielle, il n’y aurait eu aucune rencontre entre industriels et designers, aucun jeu de développé, aucune exposition de design. Le projet aurait été un simple atelier autour des jeux de la société PIKY. Le rôle du CCI est alors primordial dans la construction de JEU D’ACIER PIK ET PLAK, c’est lui qui transforme un partenariat qui aurait pu être quelconque en un projet qui marquera à son échelle l’histoire du Centre Georges-Pompidou. Une conception et une production d’un objet industriel monté de toutes pièces au sein d’un musée. Le CCI saura faire de cette collaboration un projet de design extrêmement riche où tout est pensé : le produit, la communication, la promotion, l’espace de vente et d’animation et même le réseau de production et l’architecture du financement du projet. Tous les acteurs qui participent sont reliés entre eux par le CCI. Il est le catalyseur de cet événement qui saura s’émanciper ensuite des murs de l’institution.

Cette histoire de la rencontre entre un fabricant de jouets pour enfants, un Centre de création industrielle, un musée d’art contemporain et un designer s’inscrit dans le travail du Centre Georges-Pompidou et permet la confluence entre le design et l’atelier pour enfants. En 2014, le projet de 1990 est ressorti des placards à l’occasion d’une MINI PARTY (Fig 6). Une manifestation organisée chaque année20 le temps d’un week-end de novembre par l’Atelier des enfants. Si le CCI n’est plus, l’enseignement qu’il a transmis à l’Atelier lors de leur seule collaboration est évident. La MINI PARTY est une exposition-atelier21, un parcours festif et créatif, où l’on retrouve des ateliers découvertes, des projections et des expositions imaginés en partenariat avec des artistes et des designers. Dans l’affiche de l’événement on reconnaît les pièces de mosaïques colorées caractéristiques des jeux PIKY. En effet, le concept imaginé vingt-quatre années plus tôt fait partie des sept animations proposées lors de ce week-end. Les grandes structures d’acier sont toujours là et comme en 1990 elles évoquent tantôt des fonds marins tantôt une ville à perte de vue, seuls les enfants ont changé. Le titre du projet sera modifié pour Le jour se lève22, une manière de remettre un peu de lumière sur cet atelier-exposition qui avait gardé encore quelques parts d’ombres. La capacité du projet à être réemployé deux décennies plus tard montre bien l’efficacité du jeu mais également celle de l’exposition. L’événement original participera pleinement au développement économique et à la notoriété de l’entreprise PIKY, qui sera fleurissante tout du long des années 1990. En 2014, la participation moindre de l’entreprise ne permettra pas cette fois de lever un nouveau jour ou tout du moins de lui trouver un nouveau souffle. La société sera liquidée en 2017 par le fils d’Adolphe Tartare après trente-deux ans d’existence.

Bibliographie

Ouvrages

BOURDIEU, Pierre et Alain DARBEL. L’Amour de l’art. Les musées d’art européens et leur public. Paris : Les Éditions de Minuit, 1966

PÉRON, René. La fin des vitrines. Cachan : Éditions de l’École normale supérieure de Cachan, collection « Sciences sociales », 1993

Articles

DESSE, René-Paul. « Les centres commerciaux français, futurs pôles de loisirs ? ». Flux, vol. 50, n° 4, 2002, p. 6-19.

DESSE, René-Paul. « Les déterminants et les modes de mobilité des consommateurs ». Revue de Géographie de l’université de Liège, n° 39, 2000, p. 65-78.

DHERBECOURT, Clément. « La géographie de l’ascension sociale ». France Stratégie, n° 36, 2015, p. 1-8.

GOMBAULT, Anne. « La gratuité des musées, entre politique et marketing. Les leçons du cas britannique ». Revue française de gestion, vol. 230, n° 1, 2013, p. 83-100.

LESTRADE, Sophie. « Les centres commerciaux : centre d’achat et centres de vie en région parisienne ». Bulletin de l’Association des Géographes Français, n° 4, Paris, 2001, p. 339- 349.

MATHEWS, Stanley. « The Fun Palace: Cedric Price’s experiment in architecture and technology ». Technoetic Arts 3:2, 2005, p. 73–91.

MARTIN, Andy. « The impact of free entry to museums ». Cultural Trends, vol. 12, n° 47, 2002, p. 1-12.


ROMAGNY, Vincent. « L’art de l’aire de jeux de Palle Nielsen et ses modèles ». Marges, 2017, n° 24, p. 69-79.

TURQUIER, Barbara. « Des jouets au musée ». Esprit, décembre 2011, p. 156-158.

Mémoire

HABAUZIT, Valérie. Les expositions : recherche sur l’exposition et expositions pour enfants. DESS en informatique documentaire, Lyon : université Claude Bernard, 1992.

MATA, Joseph Emmanuel. Conditions et niveaux de vie dans une région en mutation. Une analyse économétrique de la consommation des ménages dans le Nord-Pas-de-Calais. Thèse en sciences économiques, Lille : université des Sciences et Technologies de Lille, 1999.

Films

BANKSY. Exit Through the Gift Shop. Paranoid Pictures, 2010.

Documents d’archives du Centre Georges-Pompidou

Exposition JEU D'ACIER PIK ET PLAK, RP 2006021, PP 2002132, CMP 2006051

Rapport d’activité 1992-1993, (http://mediation.centrepompidou.fr/documentation/rapportdactivite/ra_1992-1993.pdf)

René-Paul DESSE. « Les centres commerciaux français, futurs pôles de loisirs ? », op. cit., p. 6-19.

René-Paul DESSE. « Les déterminants et les modes de mobilité des consommateurs ». Revue de Géographie de l’université de Liège, n° 39, 2000, p. 65-78. Son travail remobilise des études menées sur les centres commerciaux français, dont on peut citer : Sophie LESTRADE. « Les centres commerciaux : centre d’achat et centres de vie en région parisienne ». Bulletin de l’Association des Géographes Français, n° 4, Paris, 2001, p. 339-349. René PÉRON. La fin des vitrines. Éditions de l’ENS Cachan, collection Sciences sociales, 1993.


  1. Archives du Centre Georges-Pompidou, RP 2006021↩︎

  2. Barbara TURQUIER. « Des jouets au musée ». Esprit, décembre 2011, p. 156.↩︎

  3. La Fémis est l’École nationale supérieure des métiers de l’image et du son.↩︎

  4. Vincent ROMAGNY. « L’art de l’aire de jeux de Palle Nielsen et ses modèles ». Marges, n° 24, 2017, p. 69.↩︎

  5. Entretien d’une quarantaine de minutes que j’ai pu réaliser le 12 décembre 2018 aux abords de l’ENSCI-Les Ateliers, où intervient régulièrement Philippe Costard.↩︎

  6. Vincent ROMAGNY, op. cit., p. 69.↩︎

  7. René-Paul DESSE. « Les centres commerciaux français, futurs pôles de loisirs ? ». Flux, vol. 50, n° 4, 2002, p. 8.↩︎

  8. Stanley MATHEWS. « The Fun Palace: Cedric Price’s experiment in architecture and technology ». Technoetic Arts 3:2, 2005, p. 73.↩︎

  9. BANKSY. Exit Through the Gift Shop. Paranoid Pictures, 2010.↩︎

  10. René-Paul DESSE. « Les centres commerciaux français, futurs pôles de loisirs ? », op. cit., p. 9.↩︎

  11. Ibid., p. 6.↩︎

  12. Ibid., p. 8.↩︎

  13. Les études utilisées ici proviennent des travaux de René-Paul Desse, docteur et professeur d’urbanisme à l’université de Bretagne occidentale.↩︎

  14. René-Paul DESSE. « Les centres commerciaux français, futurs pôles de loisirs ? », op. cit., p. 9.↩︎

  15. Anne GOMBAULT. « La gratuité des musées, entre politique et marketing. Les leçons du cas britannique ». Revue française de gestion, vol. 230, n°. 1, 2013, p. 83-100. Andy MARTIN. « The impact of free entry to museums ». Cultural Trends, vol. 12, n° 47, 2002, p. 1-12.↩︎

  16. Pierre BOURDIEU, Alain DARBEL. L’Amour de l’art. Les musées d’art européens et leur public. Paris : Les Éditions de Minuit, 1966.↩︎

  17. Archives du Centre Pompidou, CMP 2006051.↩︎

  18. Clément DHERBECOURT. « La géographie de l’ascension sociale ». France Stratégie, n° 36, 2015, p. 1.↩︎

  19. « Profils de l’économie Nord-Pas-de-Calais, n° 3, 1994 » cité par Joseph Emmanuel MATA. Conditions et niveaux de vie dans une région en mutation. Une analyse économétrique de la consommation des ménages dans le Nord-Pas-de-Calais. Thèse en sciences économique, Lille : université des Sciences et Technologies de Lille, 1999, p. 64.↩︎

  20. Depuis cette première édition de 2014.↩︎

  21. Le terme est inversé par rapport à la communication des années 1990.↩︎

  22. Extrait de la présentation de l’événement sur le site du Centre Georges-Pompidou : « Avec des carrés, des ronds et des triangles aimantés de toutes les couleurs, on peut tout transformer !
    Des volumes d’acier bleus attendent l’inspiration des jeunes visiteurs qui créeront leur monde imaginaire en les recouvrant de la multitude d’éléments colorés aimantés Piky. Les couleurs surgiront au rythme du jour et de la nuit ; chaque animation sera une nouvelle journée.
    Des temps de création forts et collectifs seront imaginés autour de thèmes qui changent toutes les heures : “la ville”, “les grands fonds marins”, “la planète des animaux” et “les iles de couleurs”. » Mini Party – 2-5 ans en famille, 2014 (page consultée le 1 février 2019). (https://archivesetdocumentation.centrepompidou.fr)↩︎