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Archéologie de la ville (1977) et l’ouverture du Centre national d’art et de culture Georges Pompidou : collaboration spectaculaire et péripéties scénographiques pour une ambition inaugurale

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« Archéologie de la ville », présentée le 2 février 1977 dans le forum du Centre Pompidou, est l’une des expositions inaugurales. La scénographie et le projet sont imaginés par un collectif d’architectes, d’urbanistes et d’écrivains basé à New York : Haus-Rucker-Co. Constituée d’une spectaculaire ossature de métal, servant à la fois de structure et d’instrument, l’exposition présente des objets du quotidien des années 1970. L’ambition est de transporter les spectateurs dans les années 3000 et de leur proposer une réflexion sur leurs objets quotidiens comme témoins du « passé ». Dans cet article, nous tenterons d’étudier les raisons qui poussent François Barré et François Mathey, officiant au CCI, à choisir précisément ce collectif pour inaugurer le nouveau Centre d’art et de culture. Par ailleurs, cette exposition, des prémices du projet jusqu’à sa finalité, est une suite de turbulences ou de hasards au sein du collectif qui font évoluer le processus créatif et nourrissent l’exposition. Ces processus se trouvent-ils retranscrit et les volontés communes du Centre et du groupe Haus-Rucker-Co de produire, au-delà d’une exposition, un événement spectaculaire et innovant sont-elles confirmées ? Le témoignage de François Confino, membre du collectif Haus-Rucker-Co à l’époque, permet d’éclairer cette exposition par le récit des étapes en amont. La concordance entre son témoignage et les archives du Centre Pompidou nous permettra d’étudier alors plus particulièrement les étapes qui ont permis l’arrivée de dispositifs sonores dans le projet, six mois avant l’inauguration, transformant considérablement le projet et les relations des acteurs.

Introduction

Archéologie de la ville est une des expositions inaugurales, parmi onze expositions proposées par le Centre de création industrielle (CCI) et le musée national d’Art moderne (MNAM)1, du Centre d’art et de culture Georges Pompidou le 2 février 1977. Elle est présentée dans le hall et produite par le CCI. Elle est commandée par François Barré au groupe Haus-Rucker-Co, succursale new-yorkaise d’un collectif autrichien composé d’architectes, d’urbanistes et d’écrivains de différentes nationalités. Elle engage donc le CCI dans l’affichage d’une possible position, artistique mais peut-être aussi politique. Le principe de l’exposition est un saut dans le temps, une sorte de rétro-futur, pas nécessairement dystopique, mais dont le but est de présenter à un public qui serait celui de l’an 3000 le quotidien des années 1970-1980, c’est-à-dire faire réfléchir et réagir les visiteurs contemporains, dont un possible nouveau public, en leur proposant un regard déjà rétrospectif sur leur époque. L’élément central de ce projet est une gigantesque ossature de métal rouillé (Fig. 1 et Fig. 2) illustrant une double métaphore : celle de la ville, de ses rues, ses places et ses escaliers (Fig. 3) et celle du cheval de Troie : le contenu intime des habitants, sacs à main d’époque, chaussures, pilules en tout genre, contrats d’assurance, armes et objets coupants évoquent les objets envahissant la ville à la manière des guerriers grecs se glissant à l’aube dans la ville, soudains, visibles et invisibles, familiers et perturbants. Le spectateur se retrouve donc confronté à des objets qu’il possède pour certains mais qui prennent ici la valeur d’archive d’une époque pourtant en cours. La scénographie propose aussi différents éléments sonores réalisés par Giuseppe Sinopoli : des enregistrements mais aussi des lives que le groupe des Percussions de Strasbourg joue à l’intérieur même de la structure lors de l’inauguration. C’est une vision très spécifique, à multiples dimensions et effets forts, visuels et sonores, une agrégation certaine et intrigante que l’exposition propose. Quel est le but du Centre en proposant une telle vision ? Quel programme correspondant à l’adjectivation du « culturel » du nouveau Centre d’art est ici proposé ? De quel ordre est la carte blanche donnée par François Barré, directeur adjoint du CCI, à cette troupe de concepteurs turbulents ?

Pour comprendre ici la vie d’une exposition, il faut remonter sept à huit mois en arrière de l’inauguration : le 8 avril 1976, quand François Barré envoie au collectif autrichien Haus-Rucker-Co, basé à New York, une proposition de carte blanche pour l’inauguration du Centre Pompidou. Le collectif est notamment choisi car : « […] le CCI a pensé que nul mieux que votre groupe ne pourrait contribuer à faire de cette inauguration une manifestation d’envergure réunissant tout à la fois la compétence professionnelle, le sérieux de la réflexion et le sens du spectacle, qualités qui ont toujours animé votre groupe2 ».

Le collectif est à l’époque composé du couple Klaus Pinter et Carole Michels, rejoint par le couple que forment François Confino et Catherine Addor. Haus-Rucker-Co, dont le nom est inspiré de la région d’origine des fondateurs autrichiens, signifie aussi le « pousseur de maison ». Leur travail dans les années 1970 est assimilé aux mouvements radicaux en architecture : il porte sur l’expérience du corps dans l’espace architectural et s’intéresse donc au potentiel performatif de celui-ci à travers des installations éphémères. Selon eux, l’architecture doit être un environnement qui permet à l’individu d’évoluer sans contrainte, pour cela ils réalisent des espaces cognitifs et sensibles, dans la ville le plus couramment (Fig. 4 et Fig. 5). Au-delà de l’intérêt qu’ils portent aux perceptions de l’humain, leurs projets sont aussi une critique négative du progrès et de l’industrialisation. Leurs installations sont le plus souvent à l’échelle de la ville en tant qu’espace continuellement en mouvement et souhaitent modifier à chaque fois l’organisation de cette dernière.

À travers les épisodes, parfois rocambolesques, séquencés dans le temps, que cet article explore, en relatant la conception et le montage d’une exposition-événement marquant l’ouverture d’une grande institution destinée à ancrer sa réflexion et sa politique dans la culture contemporaine, il est possible de dire que c’est le travail et le groupe lui-même de Haus-Rucker-Co qui va être modifié par le projet commandé et non l’inverse. L’exposition est bien issue d’un processus étrange qui va mener en plusieurs étapes, et pour plusieurs raisons, à la présence d’éléments non pensés au départ. Nous baserons principalement cette recherche sur les archives administratives du Centre Pompidou et les entretiens avec François Confino, scénographe, témoin central au sens presque topographique, et Claude Ricou, percussionniste de l’ensemble Percussions de Strasbourg.

8 avril 1976 : la commande

Dans un premier temps, il s’agit de tenter de comprendre les raisons qui ont poussé le Centre à aller chercher Haus-Rucker-Co aux États-Unis. Comme l’explique Gilles de Bure, journaliste qui accompagne l’évolution du design en France des années 1960 aux années 1990, dans le catalogue d’exposition, François Barré et François Mathey souhaitaient déjà depuis longtemps proposer un projet à Haus-Rucker-Co. En 1972, ils n’avaient pu financer une exposition possible en raison de l’importance budgétaire des projets du collectif et de la timidité, elle aussi financière, du musée des Arts décoratifs. Puis la même année, ils rejettent la proposition de Haus-Rucker-Co pour une autre exposition. La troisième fois sera donc la bonne pour François Barré et François Mathey, dirigeants du CCI, qui peuvent enfin, depuis le Centre de création industrielle, leur donner la possibilité d’inaugurer le forum du Centre Georges Pompidou avec Archéologie de la ville3. Le courrier de François Barré, on le voit, exprime l’envie qu’a le Centre de proposer en inauguration « envergure », « sérieux de la réflexion », « sens du spectacle ». Le Centre Pompidou commande donc au collectif Haus-Rucker-Co une scénographie monumentale, tout en connaissant leur goût pour la controverse et l’interdisciplinarité. Ces deux termes correspondent aussi à l’image que le Centre veut avoir à cette époque. Né de la réunion du musée national d’Art moderne et du Centre de création industrielle, auquel s’ajoute l’Institut de Recherche et Coordination Acoustique/Musique (IRCAM), le Centre Pompidou veut être à la frontière entre art, création industrielle ou design et expérimentations sonores. Toutes raisons qui rendent logique l’appel à Haus-Rucker-Co. L’exposition inaugurale de 1977 se pense donc, dans un premier temps, dans la continuité du travail de Haus-Rucker-Co, c’est-à-dire dans une forme de revendication, notamment sur la question environnementale et la consommation de masse, et au regard de ce que cherche le Centre Pompidou : créer un nouveau lieu multimodal et pluridisciplinaire. Les premiers mots du catalogue rappellent d’ailleurs les ambitions du Centre et la façon dont elles sont traduites dans l’exposition inaugurale :

Cette manifestation inaugurale est due à l’initiative du Centre de création industrielle, dont la vocation, au sein du Centre Georges Pompidou, répond à une exigence culturelle originale : prendre en compte les aspects de la création dont la finalité n’est pas l’œuvre d’art, mais qui composent et déterminent notre modernité quotidienne, c’est-à-dire l’urbanisme et l’architecture, la conception de produits, les communications visuelles, toutes formes de la création industrielle qui se résument dans la Ville et se confondent dans son histoire4.

L’exposition s’inscrit aussi dans la continuité du travail de Haus-Rucker-Co car le projet initial comme le projet final réunissent une collection d’objets banals ou étonnants du quotidien venus tant de fonds privés que de fonds publics5 ou muséaux qui interrogent entre autre la surconsommation. La multiplication de ces objets du quotidien est une sorte d’état des lieux des années 1970 adressé aux visiteurs assistant à leur propre surconsommation. Pour l’illustrer, Haus-Rucker-Co met en scène les objets comme des prolongements de notre corps sans qui on ne peut plus rien faire. François Confino précise cet aspect (Fig. 6 et Fig. 7) :

On a précisé le choix des objets comme des extensions du corps humain. Parmi des « extensions de l’être humain », il y avait donc des chaussures : il fallait que ça soit à la fois des chaussures banales et aussi extravagantes : des chaussures de femmes portées par des hommes, des chaussures de nains, des chaussures de géants. Il y avait par exemple tout ce qui ressortait du petit outil : cutters, ciseaux. Il y avait les armes à feu et il y avait également des pilules parce qu’on considérait que la pilule permettait au corps humain d’avoir des pouvoirs, de la drogue sans doute, mais aussi des remèdes. Les contrats d’assurance car, là aussi, c’est une protection du corps humain qui prenait place : une assurance permet d’avoir un pouvoir plus étendu sur les erreurs qu’on peut faire6.

L’idée conductrice consistait donc à réfléchir à la condition humaine, aux habitudes de consommation, rendant l’humain, le visiteur, dépendant d’objets matériels ou immatériels comme des assurances, par exemple. Le projet artistique était fidèle aux propositions antérieures du groupe.

Le CCI choisit donc Haus-Rucker-Co pour l’aspect monumental, spectaculaire et critique de ses productions, mais aussi sûrement car leur travail s’ancre, plus largement, dans une lignée de projets radicaux créés à la même époque. On peut, par exemple, faire un parallèle avec l’exposition Italy: The New Domestic Landscape7 réalisée au MoMA qui, en 1972, fait date, et proposait pour une partie de repenser l’habitat de demain – et non de regarder celui d’hier – à travers des films, des performances, des lectures et fit du design un terrain de jeu bien plus vaste et réflexif que la seule production d’objets. Deux filtres communs : le prisme du design radical et de la société capitaliste qui offrent, proposent une interrogation sur les nouveaux modes de vie.

Il existe donc des ambitions croisées dès le départ entre le Centre Pompidou, le collectif et le contexte global de création dans les années 1970. Le Centre fait appel à Haus-Rucker-Co pour son approche critique, représentative du moment radical qui anime la décennie dans les domaines de l’architecture et du design, en faisant le pari que le résultat de l’exposition sera spectaculaire et subversif. Mais les entretiens avec François Confino mènent aussi à envisager comme axe de réflexion le fait qu’au-delà de l’exposition et ses buts recherchés, c’est l’histoire même de la création qui est spectaculaire, sans doute subversive et représente sûrement ce qui a participé à la réussite générale du projet inaugural. À sa manière l’aventure Haus-Rucker-Co en Europe en 1976 et 1977 nous renseigne sur bien des aspects des relations groupes-institutions et sur les processus créatifs eux-mêmes à l’œuvre dans les groupes de ces années.

Que s’est-il passé alors entre le 8 avril 1976, date de la proposition de François Barré, et le 2 février 1977 ? Quelles sont les étapes qui rythment le processus de création et permettent l’intégration d’un médium, le son, qui va redistribuer les forces de l’exposition et augmenter considérablement son budget ? Pourquoi Giuseppe Sinopoli, musicien expérimental à l’IRCAM, est-il intégré au projet et en quoi l’arrivée de ces dispositifs modifie-t-elle le projet ?

Mi-avril 1976 – mi-août 1976 : chacun dans son coin ou la création en groupe. New York, Paris et Die Ecke

Le jeune collectif accepte donc la proposition de François Barré. Cette fois une exposition avec Haus-Rucker-Co peut avoir lieu et François Confino, le francophone du groupe, est chargé de faire le lien entre le Centre Pompidou et les membres du groupe. C’est ensuite Klaus Pinter qui se rend à Paris pour superviser l’avancée du projet.

Or, si à New York, une partie de l’équipe travaille sur un projet intitulé Archéologie d’une ville, à Paris, dans le même temps et peu après son arrivée, Klaus Pinter recrute une équipe et travaille aussi sur le projet qu’il nomme Archéologie de la ville qui, même si les intentions sont similaires, prend une tout autre tournure que celui proposé par New York. Le projet new-yorkais permet bien aux visiteurs de se téléporter en l’an 3000 et de regarder leur époque avec un regard du futur en proposant notamment d’imaginer que, lors de la construction du Centre, un café refuse l’expropriation. Il subsiste :

Le projet initial était de construire une sorte de décor comme si au milieu du Centre Pompidou y’avait un café qui n’avait jamais accepté d’être démoli et qu’on avait donc dû maintenir là. On entrait dans le café, on discutait avec le barman et il racontait des histoires sur les objets d’autrefois. Mais, à un moment donné, François Barré a commencé à me dire : « François, le projet est en train de dériver complètement » ce à quoi je lui ai répondu : « c’est normal qu’un projet, ça évolue », mais je voyais notre évolution à nous. En fait Klaus nous a joué un coup de cochon. Tout d’abord, il est tombé amoureux de l’administratrice du Centre Pompidou et il avait, en fait, engagé une équipe à Paris, avec qui il travaillait sur un projet complètement différent du nôtre. Il y a donc eu, au sein du groupe, une rupture terrible de confiance où nous nous trouvions tous trompés : sa femme, et ensuite nous, du fait qu’il avait conçu un projet différent8.

Première rupture et premier virage entre le projet initial et le projet final : le projet de l’équipe new-yorkaise doit donc être abandonné au profit de Klaus Pinter et de sa nouvelle équipe parisienne. Afin de conclure un accord sur la nouvelle scénographie et de se réconcilier, une partie de l’équipe se retrouve dans un petit village autrichien, nommé Die Ecke (les 3 coins) en plein mois d’août 1976. François Confino, qui s’y rend, raconte cet épisode précis :

19 août 1976 : un frère percussionniste ?

Lorsque je suis arrivé [à Die Ecke], je demande à un paysan ma direction et il me dit : « Ah vous cherchez votre frère » et je réponds que « non, non, j’ai pas de frère ici ». Je me perds encore un petit peu, et demande à un deuxième paysan qui me dit exactement la même chose ! J’avais, à l’époque, une grande barbe avec des lunettes rondes et des cheveux très, très volumineux. J’arrive chez mes associés, je leur raconte l’histoire et ils me disent : « Non, on comprend pas trop cette histoire de frère. » C’était un moment où on était, en plus, en très grande crispation, on ne savait pas comment la rencontre pouvait tourner. Arrivé pour le déjeuner dans le seul restaurant du village, la femme de l’aubergiste me dit : « Ah votre frère est arrivé »… Tout cela commençait à être bizarre. Je dis alors : « Écoutez, présentez-le moi » et là, j’arrive devant quelqu’un qui était vraiment mon portrait craché (Fig. 8) ! On s’assoit à la même table, on se tutoie immédiatement parce que c’était évident qu’on avait quelque chose à faire ensemble et je lui demande : « Qu’est-ce que tu fais dans la vie ? » et il me dit « Je travaille pour le Centre Pompidou. » Là, je me dis que non ce n’est pas possible, que c’est une caméra cachée… ! Tout cela dans un village autrichien d’une centaine d’habitants ! Il me dit qu’il est musicien, chef d’orchestre à l’IRCAM. On discute et je lui dis : « Cette rencontre est tellement invraisemblable, il faut qu’on travaille ensemble. »

C’est ainsi que pendant ce repas de réconciliation entre Klaus Pinter et François Confino, Giuseppe Sinopoli fait une irruption a priori fortuite, mais importante dans le projet.

C’est donc à un moment très tendu humainement et incertain sur l’issue professionnelle et humaine du groupe que Giuseppe Sinopoli intègre le projet de Haus-Rucker-Co pour Archéologie de la ville, comme l’atteste la proposition du collectif au président du Centre Pompidou, Robert Bordaz9 :

Nous avons toujours pensé intégrer un élément musical dans l’exposition Archéologie de la ville pour le forum du Centre Pompidou. Travaillant temporairement dans le sud de l’Autriche, nous avons eu le plaisir de faire la connaissance du compositeur et chef d’orchestre Giuseppe Sinopoli qui a des relations concrètes de travail avec l’IRCAM. Monsieur Sinopoli a été enthousiasmé par les aspects artistiques et architecturaux du projet Archéologie de la ville, il nous a fait part de son intérêt à concevoir un projet musical développé spécialement à cette occasion10.

Il est donc possible d’affirmer que c’est cette discorde, sur fond de double trahison sentimentale et créative, au sein du collectif Haus-Rucker-Co qui entraîne la suite de la construction d’Archéologie de la ville. On peut aussi émettre l’hypothèse que sans cet épisode, la question du son n’aurait jamais existé et encore moins sous la direction de Giuseppe Sinopoli. Comment se dessine alors l’intégration de Giuseppe Sinopoli au projet déjà bien avancé ? Comment s’est-il inspiré de la scénographie pour créer des dispositifs sonores inédits ?

Ma collaboration avec le groupe Haus-Rucker-Co peut s’interpréter comme une tentative d’appliquer à l’architecture un paramètre propre à l’observation des phénomènes sonores. […] Tout au long de ces cinq phases [musicales] la « ville » demeurera immobile. On lui prélèvera des sons qui lui appartiennent en propre. À travers ces sonorités, la ville sera observée, analysée, et encore remise en cause11.

20 août – 1er février : du son dans la ville

L’arrivée de dispositifs sonores dans le projet Archéologie de la ville est en fait un véritable chamboulement dans le projet inaugural bien entamé. Il est intéressant de voir en quoi non seulement il permettra d’enrichir le projet initial, de proposer une nouvelle version du projet – fédératrice pour Haus-Rucker-Co, mais aussi innovante, spectaculaire et transdisciplinaire. Cette transdisciplinarité et cet aspect spectaculaire seront d’ailleurs perçus comme une plus-value à l’exposition par le Centre.

Le projet sonore de Giuseppe Sinopoli permet donc de réconcilier les deux équipes puisque l’introduction de cet élément leur donne l’occasion de travailler de nouveau ensemble sur le projet : l’intégration du dispositif sonore est une page blanche qu’il reste à créer en collaboration avec tous les membres de Haus-Rucker-Co. Le dispositif sonore est accepté par les directeurs du Centre, notamment car le but est « d’offrir au visiteur une image globale de la création contemporaine en un seul et même lieu alors que jusqu’ici ces activités contemporaines étaient dispersées12 ».

Mais un problème subsiste, celui du financement. En effet, cette idée augmente considérablement le coût de l’exposition. Il vient modifier la structure même de l’exposition puisque les parois classiques initialement prévues pour séparer les différentes vitrines qui exposent les objets du quotidien choisis par Haus-Rucker-Co doivent se transformer en parois métalliques, d’épaisseurs différentes, afin d’en faire des objets de percussion.

François Confino et Giuseppe Sinopoli souhaitent alors demander à l’IRCAM une contribution pour financer le projet.

C’était très innovant, à l’époque ça n’avait jamais été fait. Par contre ça allait coûter beaucoup plus cher que le projet initial. Nous sommes donc allés voir Pierre Boulez, le directeur de l’IRCAM à l’époque et Giuseppe m’a dit : « Écoute, Pierre, ça va être très difficile de le rencontrer, il est avec quinze téléphones à l’écoute du monde entier, est-ce-qu’on peut aller chez toi ? » On avait un petit appartement de fonction prêté par le Centre, on a donc emmené Pierre Boulez dans notre appartement, on a pris l’ascenseur et l’ascenseur est tombé en panne ! On a été une heure dans le noir et quand on est sortis, on avait tout l’argent dont on avait besoin13 !

C’est donc en partie grâce à cette panne d’ascenseur que Giuseppe Sinopoli et François Confino ont pu avoir le temps de défendre leur idée et obtenir un financement de la part de l’IRCAM.

Le projet musical se divisera en deux temps : celui de l’inauguration et celui du reste de la durée d’exposition, les dispositifs techniques étant les mêmes pour chacun de ces temps.

Giuseppe Sinopoli et Haus-Rucker-Co souhaitent faire intervenir le groupe des Percussions de Strasbourg, un des premiers ensembles de percussions à s’organiser, à faire de la musique contemporaine et jouer des créations, sous la direction du chef d’orchestre Giuseppe Sinopoli. Des éléments électroniques tels que des microphones de contact et un synthétiseur permettront de renvoyer les sons produits sur les parois métalliques vers une platine centrale où le son sera transformé puis retransmis dans les haut-parleurs de façon autonome tout au long de l’exposition.

Ce même matériel utilisé pour l’inauguration avec les Percussions de Strasbourg pourra alors être réutilisé et ce sont les mouvements spontanés des visiteurs sur les parois qui seront retransmis de la même façon le reste du temps : « Le public se substituerait aux musiciens professionnels pour produire spontanément des sons durant toute la période de l’exposition14. »

2 février 1977 : on inaugure…

C’est ainsi que le 2 février 1977, les Percussions de Strasbourg réalisent sous la direction de Giuseppe Sinopoli le concert inaugural au sein de l’exposition (Fig. 9) pensée par le collectif Haus-Rucker-Co. Claude Ricou, qui fait partie des percussionnistes, a joué sur la structure. Pour lui cette intervention du son et des percussionnistes était tout à fait cohérente avec l’image que souhaite renvoyer le Centre Pompidou à cette époque : « Le fait de jouer directement sur les structures métalliques installées dans le Centre rejoint l’idée que musiciens, architectes et peintres avaient le Centre Pompidou pour maison15. »

L’intégration du son dans le projet Archéologie de la ville a donc eu plusieurs effets. Le premier est d’avoir été fédérateur et d’avoir permis la réconciliation entre Klaus Pinter et François Confino, sur le temps de l’exposition tout du moins, autour d’un projet et de Giuseppe Sinopoli. Le deuxième effet est lié à la dimension expérimentale et spectaculaire du projet qui permet de faire résonner dans l’exposition inaugurale l’idée selon laquelle le Centre Pompidou se veut le terrain d’explorations créatives à la croisée de différents domaines : architecture, design, musique, art. Le troisième effet est lié à l’aspect innovant des procédés mis en place car cela a aussi permis de proposer une projection d’autant plus prospective dans les années 3000 que les dispositifs techniques mis en place étaient très innovants pour l’époque, permettant donc aux visiteurs de découvrir durant leur visite un mode d’exposition déstabilisant et singulier (Fig. 10 et Fig. 11).

Le résultat de cette exposition est donc, au-delà même des espérances du Centre Pompidou, une œuvre complète et pluridisciplinaire à la hauteur de son rôle inaugural plutôt salué par la critique. C’est d’ailleurs à cause de sa dimension subversive que les conseillers élyséens ne font pas passer le parcours de Valéry Giscard d’Estaing par l’exposition lors de l’inauguration du Centre : « Au moment de l’inauguration il est monté directement dans les étages du Centre sans passer par le nôtre16. »

18 février 1977 : on conclut

Le projet Archéologie de la ville est comme nous l’avons montré un projet modelé et enrichi par divers événements qui racontent à la fois la question de la prise de risque calculée d’une institution qui souhaite un début significatif et la vie complexe d’un groupe de créatifs qui « dit » beaucoup d’une époque ou d’un type de travail articulé à son époque. À travers l’analyse et la mise à jour d’épisodes qui sont autant de nœuds humains ou de circonstances anecdotiques mais significatives, il est possible de rendre compte de l’évolution d’une commande inaugurale pour le Centre Pompidou en 1977, tout en montrant comment les pérégrinations liées à la création de l’exposition ont enrichi le concept de départ. Elle aura aussi permis d’envisager plus largement comment s’effectue un travail de groupe sur un projet d’une telle envergure.

[]{#_gjdgxs .anchor}Chacune de ces étapes semble, par ailleurs, avoir nourri le projet puisque, si l’ambition de départ proposait déjà un saut dans le temps « sur lui-même » pour revenir aux années 1970, le discours semble s’être affiné et affirmé sur la version finale de l’exposition. L’intégration du son rend l’œuvre, à son inauguration, sensationnelle et expérimentale, tout comme le projet new-yorkais d’origine sera réinvesti par François Confino dix ans plus tard pour la scénographie de Cités-Cinés à la Grande Halle de la Villette17. Une exposition dont les dispositifs scénographiques permettent « d’évoquer les villes et leurs lieux par des montages de films dans une succession de dix-huit décors, des toits de Paris à New York, de Tokyo à Berlin, des cafés aux parkings, aux périphéries et dessous de la ville. Flâneries à la rencontre de deux mémoires, celle des villes et celle des films18 ».

Le CCI, au travers de l’une de ses premières productions, prouve qu’il est une institution qui ne craint pas les sujets polémiques. On le verra aussi à l’œuvre avec le soutien qu’il portera à la revue Traverse par exemple, où s’expriment divers propos réflexifs et critiques envers l’architecture, l’urbanisme, le design ou le consumérisme à travers des points de vues de sociologues, anthropologues ou intellectuels. L’institution souhaite donner sa chance à des productions qui veulent éveiller les consciences, tant sur son versant que l’on pourrait appeler postmoderne, que sur une veille poussée sur les objets domestiques et de consommation. En cela, le CCI semble vouloir affirmer sa liberté à prendre ensemble les multiples faces des arts appliqués et industriels de son époque afin de se revendiquer comme le fer de lance d’une nouvelle vision de la production artistique, architecturale et culturelle.

Quant au collectif Haus-Rucker-Co, en proposant au Centre sa dernière version d’Archéologie de la ville lors de l’inauguration, il signe aussi la fin de sa collaboration. Un courrier datant du 18 février 1977, soit seize jours après l’inauguration, est envoyé par François Confino et sa femme Catherine Addor au Centre :

Vous ayant verbalement annoncé mercredi dernier notre séparation du groupe Haus-Rucker-Co, nous tenons à le faire de façon plus officielle ici. Nous avons appris que de son côté Klaus Pinter vous en informera aussi. Dans une lettre que ce dernier nous a adressée aujourd’hui il précise qu’il nous a détachés de toute responsabilité pour ce qui concerne l’exposition Archéologie de la ville depuis le jour de l’inauguration19.

Carole Michels, la femme de Klaus Pinter, est donc rentrée à Miami, François Confino et Catherine Addor sont restés à Paris et Klaus Pinter est parti vivre à Belgrade avec l’administratrice du Centre…

Remerciements

Merci à François Confino et Eric Ricou d’avoir témoigné au sujet de cette exposition.

Merci à Jean Charlier, aux archives du Centre Pompidou et à la Bibliothèque Kandinsky pour avoir mis à ma disposition des documents d’archives.

Merci à Catherine Geel, François Confino et Catherine Addor pour leurs relectures.

Bibliographie

Ouvrages

Coll. Archéologie de la ville [Catalogue exposition, Centre national d’art et de culture Georges Pompidou, Paris, 2 février – 7 mars 1977]. Paris : Éditions du Centre Pompidou, 1977.

BARRÉ, François et al. Explosition, François Confino scénographe. Paris : Norma, 2005.

DOLFFUS, Olivier. « Cités-cinés : exposition spectacle à la Grande Halle de La Villette ». Espace géographique, tome 16, n° 4, 1987.

Archives

1992002/002, 1992033/094 et 1992033/095.

Site web

CONFINO, François. « Archéologie de la ville », http://www.confino.com (page consultée le 21 avril 2018).

FRAC CENTRE VAL DE LOIRE, « Haus Rucker-Co », http://www.frac-centre.fr/collection-art-architecture/haus-rucker-58.html?authID=86 (page consultée le 15 avril 2018).

CENTRE POMPIDOU, « Haus Rucker-Co », https://www.centrepompidou.fr/cpv/resource/ck4MK8e/rq4eg8 (page consultée le 15 avril 2018).

Inauguration Centre Pompidou, http://www.ina.fr/video/CAA77013973 (page consultée le 4 juin 2018).

Timeline des expositions, février 1977, http://catalogueexpositions.referata.com/wiki/Accueil#Timeline_des_expositions (page consultée le 4 juin 2018).


  1. Timeline des expositions, février 1977, http://catalogueexpositions.referata.com/wiki/Accueil#Timeline_des_expositions (page consultée le 4 juin 2018).↩︎

  2. Courrier du 8 avril 1976 adressé par François Barré au collectif Haus-Rucker-Co. Archives du Centre Pompidou, n° 1992002/002.↩︎

  3. Gilles DE BURE. « Ventre de Paris » in coll., Archéologie de la ville [cat. expo.] Centre Georges Pompidou, Paris, 2 février – 7 mars 1977]. Paris : Centre de création industrielle, Éditions du Centre Pompidou, 1977, p. 39.↩︎

  4. Robert BORDAZ. « Préface », ibid., p. 5.↩︎

  5. Comme des armes, par exemple, prêtées par le ministère de l’Intérieur. Entretien téléphonique, François Confino, le 16 janvier 2018.↩︎

  6. Entretien téléphonique, le 16 janvier 2018.↩︎

  7. Italy: The New Domestic Landscape, The Museum of Modern Art, New York, 26 mai – 11 septembre 1972.↩︎

  8. François Confino, entretien téléphonique du 16 janvier 2018.↩︎

  9. Chargé de la construction du Centre Georges Pompidou, il en devient le président à son ouverture au public en 1976.↩︎

  10. Courrier de Haus-Rucker-Co, Archives du Centre, 19 août 1976, n° 1992033/094.↩︎

  11. Giuseppe SINOPOLI. « À propos d’Archéologie de la ville» in coll., Archéologie de la ville, op. cit., p. 23.↩︎

  12. Inauguration du Centre Georges Pompidou, 31 janvier 1977, Télévision française 1, avec le commentaire du journaliste Léon Zitrone, Archives INA, http://www.ina.fr/video/CAA77013973 (page consultée le 4 juin 2018).↩︎

  13. François Confino, entretien téléphonique du 16 janvier 2018.↩︎

  14. Klaus Pinter, courrier de Haus-Rucker-Co adressé au Centre, Archives du Centre, 19 août 1976.↩︎

  15. Entretien téléphonique avec Claude Ricou, percussionniste de l’ensemble des Percussions de Strasbourg en 1977, le 24 avril 2018.↩︎

  16. François Confino, entretien téléphonique du 16 janvier 2018.↩︎

  17. Cités-Cinés, exposition itinérante présentée en 1987-1989 à la Grande Halle de la Villette, Paris, dirigée par François Confino et commanditée par le ministère de la Culture.↩︎

  18. Olivier DOLFUS. « Cités-cinés : exposition spectacle à la Grande Halle de la Villette ». Espace géographique, tome 16, n° 4, 1987, p. 294.↩︎

  19. Courrier adressé au Centre Pompidou le 18 février 1977 par François Confino et Catherine Addor. Archives du Centre Pompidou, n° 1992033/095.↩︎