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L’autoroute parallèle, écrire le voyage

Julio Cortázar sur la Cosmoroute

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L’autoroute comme entre-deux, lieu intermédiaire, rouage ou organisme géant qui aspire et rejette l’individu comme le ferait une ville. Quand en mai 1982, Julio Cortázar et Carol Dunlop se lancent sur l’autoroute Paris-Marseille avec les règles de ne jamais quitter l’autoroute et de s’arrêter sur tous les parkings, leur démarche consiste à fragmenter le non-lieu que forme l’ensemble de l’autoroute en une multitude de lieux. L’auteur de cet article s’appuie sur leur ouvrage « Les Autonautes de la cosmoroute » pour interroger la lenteur contemplative, l’immobilité et la fragmentation que les deux voyageurs s'imposent et qui permettent une forme d’appropriation. En traversant le pays français, ils s’opposent au flux autoroutier et choisissent de prendre ces temps de pause comme moyens d’expérimentation, d’investigation et d’observation.

L’objet, lorsque le lecteur le tient pour la première fois entre ses mains, intrigue. Julio Cortázar et Carol Dunlop brouillent les pistes en choisissant un titre relevant de la science-fiction. Qu’est-ce qu’un « autonaute » ? Une « cosmoroute » ? Sous le nom des auteurs et du titre, un simple « P » blanc sur carré bleu signalétique indique le parking. L’édition en langue espagnole propose en quatrième de couverture une photographie du couple, pleine page, prise dans un salon. L’édition française, quant à elle, fournit en quatrième de couverture une explication du projet, le comparant à un « chant d’amour sur une île déserte », et dépeint Carol Dunlop et Julio Cortázar comme « poussés par l’espoir d’un langage magique capable de changer la vie de tous ». Outre deux brèves biographies des auteurs, une mosaïque de photographies (dont deux, étrangement, sont en couleur) donne un aperçu du contenu photographique du livre : le couple devant leur machine à écrire respective, leur Combi Volkswagen, un détail de jeu pour enfant, un camion.

Modalités de voyage et protocole d’écriture

Les Autonautes de la cosmorouteFig. 1 ne raconte pas l’expérience d’une dérive, telle que théorisée par les Situationnistes. C’est pourtant la grille de l’espace urbain développée par les Situationnistes qui a orienté ma lecture de ce livre. Le cadre urbain et l’autoroute présentent bien des similitudes, et des éléments de dérive peuvent être décelés dans ce projet fantasque de Julio Cortázar et Carol Dunlop. Les Autonautes de la cosmoroute est « le résultat d’un projet complètement fou, complètement insensé — et que par conséquent je trouvais très beau1 », raconte Julio Cortázar dans ses entretiens avec Omar Prego, un « projet pataphysique et surréaliste » consistant à faire un trajet de dix heures en trente-trois jours. En se lançant sur l’autoroute Paris-Marseille au mois de mai 1982, Julio Cortázar et sa compagne Carol Dunlop ont une règle du jeu bien définie en amont : ne jamais quitter l’autoroute, et s’arrêter sur tous les parkings, à raison de deux parkings par jour. L’objectif du voyage est d’écrire un livre, compte-rendu de ces arrêts avec descriptions et photos, en tenant pour cela au jour le jour un cahier consignant les détails et les étapes du voyage. Les modalités d’écriture sont celles d’un projet littéraire à quatre mains, dans deux langues différentes (Julio Cortázar écrit en espagnol, Carol Dunlop en français et parfois en espagnol) en s’autorisant pleine liberté quant aux registres et genres littéraires. « Chacun [...] a écrit ce qu’il a eu envie d’écrire au cours du voyage2. »

Quels objectifs Julio Cortázar et Carol Dunlop assignent-ils à leur voyage ? La quatrième de couverture offre une piste au lecteur : le livre est un « petit précis de la flore et de la faune », une histoire d’amour, une « prose d’une drôlerie irrésistible », un engagement, un poème tout à la fois. Quant aux modalités du voyage et du projet éditorial, elles sont énoncées très clairement dans la lettre envoyée au Directeur de la Société des Autoroutes le 9 mai 1982, insérée dans les premières pages du livre Fig. 2. Julio Cortázar et Carol Dunlop entendent écrire un livre « qui raconterait d’une façon tout à fait littéraire, poétique et humoristique3 » les étapes de leur voyage. La finalité est de découvrir toutes les aires de l’autoroute Paris - Marseille et cette exhaustivité porte déjà en soi une tonalité absurde, de même que le second objectif énoncé un peu plus loin dans le livre, qui est de vérifier l’existence de Marseille (et on voit là que ce choix de l’autoroute A6 porte tous les fantasmes relatifs au Sud). Le prétexte initial l’est tout autant : un arrêté préfectoral stipule qu’il est interdit de rester plus de vingt-quatre heures sur l’autoroute, et c’est précisément cette contrainte qu’ils souhaitent détourner. Un panneau avec cet arrêté préfectoral est d’ailleurs visible sous le « P » sur la couverture de l’édition française. Or se fixer des contraintes, énoncer une ou des modalités précises sont justement les conditions de la dérive situationniste.

Une géographie sentimentale de l’autoroute

Impossible d’évoquer la marche sans observer le lieu, l’espace, le territoire. Car avant tout, Julio Cortázar et Carol Dunlop partagent des récits de lieux. Un lieu, écrit Michel de Certeau, est l’« ordre (quel qu’il soit) selon lequel les éléments sont distribués dans des rapports de coexistence » et « il y a espace dès qu’on prend en considération des vecteurs de direction, des quantités de vitesse et la variable du temps ». Bref, « l’espace est un lieu pratiqué4 ». Or, précisément, ce sont les récits qui transforment les lieux en espaces et les espaces en lieux. Julio Cortázar est en 1983 un écrivain célèbre, dont Gallimard éditait déjà l’œuvre littéraire ; il est d’autant plus déroutant de découvrir chez cette maison d’édition à la ligne graphique très classique un ouvrage tel que Les Autonautes de la cosmoroute qui expérimente, à tous les niveaux5. Cette volonté de tenter quelque chose de différent avec humour, détournement et modestie, est annoncée dès la dédicace : « Nous dédions cette expédition et cette chronique à tous les cinglés du monde et tout simplement au gentleman dont nous avons oublié le nom et qui, au xixe siècle, a parcouru la distance qui va de Londres à Édimbourg en marchant à reculons et en chantant des hymnes anabaptistes. »

Pierre Sansot, philosophe et sociologue français, écrit dans Poétique de la ville que la poésie peut dévoiler un espace urbain et que, pour penser le lieu, il ne faut pas se demander « quelle en est l’essence ? » mais plutôt « qu’en peut-on rêver6 ? ». Son essai est une tentative de construire une géographie sentimentale de la ville, observée sous toutes ses facettes. Les lieux qu’il a choisi de décrire dans cet ouvrage devaient répondre à un critère commun : être public et présenter des « rites d’entrée et de sortie » car, écrit-il, « on ne se dirige pas vers le lieu fantastique comme on le quitte7 ». Et si l’on appliquait cette remarque à l’autoroute, et plus précisément à l’aire d’autoroute ? C’est un lieu qui a lui aussi le pouvoir d’imposer une structuration spatiale, celle que Julio Cortázar et Carol Dunlop modèlent à leur guise, en allant chercher les places les plus éloignées du parking, en faisant leur lessive dans les lavabos publics ou en transformant la table de pique-nique traditionnelle en bureau. Un autre critère est que ce lieu nous modifie, et permet à Pierre Sansot de décrire des espaces a priori éloignés du cadre urbain, tel que le compartiment. Comment trouver l’essence d’un lieu ? Pierre Sansot liste divers métiers et s’arrête sur celui de poète, celui qui « s’arroge tous les droits jusqu’à devenir chaise, soleil ou Dieu8 ». Ainsi pourrait-on dire que Julio Cortázar et Carol Dunlop deviennent chaise longue et glacière, et prennent pour sceptre leur machine à écrire Fig. 3.

Distinction entre deux lieux

Étudier des lieux intéresse moins Pierre Sansot que comprendre « par quels grands mouvements ou par quels trajets l’homme peut appréhender et connaître la ville ». La déambulation nocturne, la marche sous la pluie, et pourquoi pas un arrêt systématique sur toutes les aires d’autoroute, transforment les lieux à l’état d’images, sans qu’il soit possible de dissocier l’objectif et le subjectif. « Si l’exemple ou la description ont une telle importance dans notre travail, écrit Pierre Sansot, c’est parce qu’il faut tenir compte d’une durée des lieux qui ne se résume pas et dont il faut attendre qu’elle fructifie au mieux. Tant que nous n’avons pas fait varier l’objet devant nous, nous ne savons pas ce qu’il est9. » Aussi, pour « […] distinguer sérieusement deux lieux réels, faut-il d’abord chercher ce qui les distingue imaginairement, se demander de quels prolongements oniriques ils sont capables ». On peut lire une phrase étonnamment analogue dans Les Autonautes de la cosmoroute  : « Lorsqu’on regarde deux objets séparés et que l’on commence à regarder l’espace entre deux objets, quand on concentre son attention sur cet espace, sur ce vide entre deux objets, à un moment donné, on perçoit la réalité10. » Ce travail quasiment typologique qui consiste, par exemple, à explorer chaque aire d’autoroute est similaire à l’approche conceptuelle de certains artistes plasticiens, les images aidant à clarifier le propos. La série de photographies The backs of all the trucks passed while driving from Los Angeles to Santa Barbara, réalisée par John Baldessari le 20 janvier 1963, présente des faces arrière de camions, celles que l’on croise par centaines dès que l’on prend la route mais qui constituent ici une collection qui est le but même du déplacement. Éric Tabuchi11 a ajouté une contrainte à cette forme d’archive en réalisant son Alphabet Truck en 2008 Fig. 4.

Pierre Sansot écrit que « [...] les véhicules tracent, chaque jour, les chemins incontestables d’une cité et, bien fou, bien proche de l’absurde serait celui qui voudrait s’opposer à cette lecture ou parfois simplement, par ses pas, aller à contre-courant de ces flux qui composent, chaque jour, le visage d’une ville12 ». Précisément, nos deux autonautes s’opposent au flux autoroutier ou, plutôt, vont jusqu’au bout de la logique de « pause » qui le traverse, en acceptant ce qu’offrent les aires d’autoroute, c’est-à-dire un endroit où se reposer, un temps pour le repas. Car l’autoroute qui traverse des kilomètres de campagne française n’offre que peu de diversité paysagère. Les aires sont elles-mêmes des espaces alternant surface bétonnée, espaces verts et architecture, régis par un système signalétique et le plus souvent délimités par un grillage.

Le grillage est un élément important ; c’est quand on s’y heurte, quand on est tenté de passer de l’autre côté que l’on se sent loin de la campagne, pourtant à portée de bras. Sur l’aire d’Achères-la-Forêt, après avoir tiré les cartes de tarot avec Carol, Julio sent un « signe parfumé ». Marchant le long d’un sentier, au nord de l’aire, il éprouve la tentation de quitter le « microcosme fermé qui relie Paris à Marseille » : « Je me suis retrouvé devant un portail fermé avec chaîne et cadenas mais offrant en même temps, et pour des raisons que je ne comprendrai jamais, un passage qui tenait de l’entrée d’un labyrinthe.… 13. »

Vie nocturne dans une ville fantôme

Les aires sont des lieux de vie proposant services de restauration, hôtels, et même espaces culturels (dans les années 1990, une volonté politique de démocratisation de la culture a abouti à la construction de musées sur certaines aires d’autoroute). Mais, au-delà de ces simples infrastructures et services, elles peuvent aussi capter ce qui, de manière plus abstraite, fait la densité d’une ville. « Sans la rue, dit-on, une ville est morte14 », écrit Pierre Sansot : or la rue existe sur une aire d’autoroute. Dans le chapitre « La nuit du parking », Julio Cortázar et Carol Dunlop racontent les phares qui trouent la pénombre de leur Combi, le ballet des camping-cars et des camions, les « terribles rugissements et explosions diverses15 ». La situation semble plus proche de celle d’une nuit sur un grand boulevard que du camping sauvage dans une clairière déserte. Ils se sentent, la nuit, dans une « ville fantôme » dont les routiers leur auraient remis les clefs invisibles. « Les grands parkings, qui ont station-service, boutiques diverses et presque toujours un restaurant, voient naître chaque soir une petite ville éphémère, changeante, qui n’existera qu’un seul soir et sera remplacée par une autre semblable mais différente le lendemain16. »

Julio Cortázar développe cette idée dans ses Entretiens avec Omar Prego : « Et alors tu vois se créer une sorte de ville fantôme qui va durer de huit heures du soir à cinq heures du matin, heure à laquelle tout le monde repart. Et je parle de ville car chaque camion est une maison : il a ses lumières, sa cuisine, les gens vivent là, dorment là, il y a beaucoup de couples dans ces camions qui sont comme des maisons17. » Pierre Sansot poursuit : « La ville trouve son unité dans la rue. » C’est bien une rue, un boulevard, une place, un « sabbat de phares et de moteurs » que crée cette communauté de camionneurs soir après soir. Comme la place d’un village qui, les nuits d’été, résonne de pétarades de dizaines de mobylettes.

L’autoroute — cette bande de bitume sur laquelle nous flottons habituellement à grand vitesse et de façon abstraite — devient une entité animée, que l’on peut prendre en sympathie. C’est un véritable « être vivant » composé de route, de bitume et de véhicules, qui « avance avec une cadence de houle » et dont « il arrive que l’un ou l’autre de ses membres rompe parfois le rythme, se détache du tronc et, dans un mouvement latéral soigneusement calculé pour ne pas détruire l’équilibre de l’ensemble [...], se glisse jusqu’à un parking 18 ». C’est une vision inhabituelle de l’autoroute, une construction mentale qui n’est possible qu’en faisant un pas de côté, qu’en se plaçant « à la lisière de la route ».

Dans son ouvrage L’Amérique, Jean Baudrillard évoque les autoroutes traversant la ville de Los Angeles : « Contrairement à nos autoroutes européennes, qui constituent des axes directionnels, exceptionnels, et restent des lieux d’expulsion (Virilio), le système des freeways est un lieu d’intégration (on raconte même que des familles y circulent perpétuellement en mobil-home sans jamais en sortir)19. » Amérique ou Europe, « il ne s’agit pas de faire la sociologie ou la psychologie de l’automobile. Il s’agit de rouler pour en savoir plus long sur la société qu’à l’appui de toutes les disciplines réunies ». Bref, « faites dix mille miles à travers l’Amérique, et vous en saurez plus long sur ce pays que tous les instituts de sociologie ou de science politique réunis ».

L’autoroute est un entre-deux, un lieu intermédiaire dont la vie, le rythme et le mouvement appartiennent à ceux de l’espace urbain : la pause express, les magasins, les rapports sociaux, les codes de conduite, etc. C’est un rouage, un organisme géant qui aspire et rejette l’individu comme le ferait une ville. Dans son article « Pour une introduction à l’autonautique20  » (du grec ancien ναὐκληρος/nauklēros signifiant « marin » et auto de « voiture automobile » par ellipse, détournement de « cosmonaute », passager d’un véhicule spatial), Matthieu Duperrex, membre du collectif Urbain, trop urbain et acteur du Périph’Strip (une série de marches artistiques sur le périphérique de Toulouse), explique que prendre le territoire hostile de l’autoroute (ou du périphérique) comme « cadre de [leurs] énoncés rituels et idiots » équivaut à « introduire un art du lieu ». S’arrêter, n’importe où, et dire « ceci est mon lieu », c’est devenir autonaute. L’autonautique est cette « science de la villégiature contemplative des routes et autoroutes » formidablement théorisée dans Les Autonautes de la cosmoroute. Elle a pour objet toutes ces routes symboles de la « modernité pétrolifère » et « prétend en épuiser la texture infinie et restituer toutes ses colorations, délaissant in fine les points de raccordement ou de jonction qui justifient pourtant que l’on construise semblables infrastructures ».

L’autoroute comme non-lieu…

Pensons d’ailleurs cette infrastructure dans son ensemble et, pour cela, attardons-nous sur la notion de non-lieu, axe de recherche essentiel dans l’anthropologie du quotidien de Marc Augé. L’autoroute, « ce mal nécessaire dont ne nous pouvions pas plus que les autres nous passer en ce siècle de vitesse obligatoire21 », comme l’écrit Carol Dunlop, semble faire partie de la catégorie des « non-lieux » que produit la surmodernité22, elle qui en fait des « mesures de l’époque ». Les non-lieux sont aussi bien « ces installations nécessaires à la circulation accélérée des personnes et des biens (voies rapides, échangeurs, aéroports) que les moyens de transport eux-mêmes ou les grands centres commerciaux [...]23 ». Marc Augé oppose le non-lieu au lieu, dont la notion sociologique est associée « à celle de culture localisée dans le temps et l’espace ». La démarche de Julio Cortázar et Carol Dunlop consisterait donc à fragmenter ce non-lieu que forme l’ensemble de l’autoroute en une multitude de lieux. La lenteur contemplative, l’immobilité et cette fragmentation qu’ils imposent aux lieux permettent une forme d’appropriation Fig. 5.

« Les non-lieux réels de la surmodernité, ceux que nous empruntons quand nous roulons sur l’autoroute [...] ont donc ceci de particulier qu’ils se définissent aussi par les mots ou les textes qu’ils nous proposent : leur mode d’emploi en somme » explique Marc Augé, qui liste ensuite les différentes valeurs que peuvent prendre ces énoncés : « prescriptive (« prendre la file de droite »), prohibitive (« défense de fumer ») ou informative (« vous entrez dans le Beaujolais »)24 ». Cette caractéristique textuelle est essentielle pour comprendre ce lieu – ou ce non-lieu – qu’est l’autoroute. Les panneaux de tourisme autoroutier dispensent l’automobiliste d’arrêt : en lui indiquant le paysage, il n’a plus besoin de regarder. Or, paradoxalement, une aire d’autoroute ressemble à n’importe quelle aire d’autoroute, même si le « ici » valorise les produits régionaux. C’est un non-lieu qui « emprunte son nom au terroir25 » : Julio Cortázar et Carol Dunlop, après avoir dépassé « un grand et merveilleux panneau : VOUS ÊTES EN PROVENCE », découvrent l’aire du Bois-des-lots (après l’aire de Pierre-bénite, l’aire du Rossignol, etc.). Les non-lieux décrits par Marc Augé sont comme « médiatisés par des mots ». « Passer un panneau évoque mille choses », poursuit Matthieu Duperrex, et « toute une psychogéographie commune découle de l’énonciation automobile et des toponymies de bord de route ».

Et si « l’espace [est] au lieu ce que devient le mot quand il est parlé26 », alors il faut décortiquer ces grandes « virgules de béton27 » que sont les aires, penser la route comme une phrase et le récit comme moyen de transformer l’espace en lieu (ou vice versa). La route serait un « distributeur de prépositions » : « à côté de », « entre », « au milieu de », et l’aire serait le « ici ». En découle une distinction entre le « voir » (un panneau indiquant « il y a tel château à votre droite ») et le « faire » (« tournez à droite »). Cette différence est aisément compréhensible si l’on compare ce que dicte un GPS (un « descripteur de parcours ») à une carte de l’Institut Géographique National. Ce qui nous intéresse fortement ici, c’est que le « récit de voyage compose avec la double nécessité de faire et de voir » explique Marc Augé en citant Michel de Certeau : « les histoires de marches et de gestes sont jalonnées par la citation des lieux qui en résultent ou les autorisent28 ». Ici réside certainement la complexité du carnet de voyage, qui oscille entre guide touristique, journal de bord et, bien souvent, fiction.

L’intuition de reconnaître les lieux traversés par Julio Cortázar et Carol Dunlop à la lecture des Non-lieux de Marc Augé semble être confirmée par un chapitre du Cauchemar pavillonnaire de Jean-Luc Debry. Cet ouvrage de sociologie résulte d’une lecture tout à fait orientée des Autonautes de la cosmoroute. Pour Jean-Luc Debry, les non-lieux sont « l’aboutissement d’une organisation sociale » et l’aire d’autoroute est la « quintessence du non-lieu [...], qui ne produit aucun lien social, juste une fonctionnalité efficace29 », et s’oppose donc au lieu qui permet « d’être autre et de passer à l’autre ». Or Julio Cortázar et Carol Dunlop semblent forcer le non-lieu, détournant cette « absurdité qui ne peut être subvertie que sur le mode du non-sens, c’est-à-dire de façon radicale, en abusant des siestes et des apéritifs ».

À noter que les « ruses millénaires » de « l’invention du quotidien » et des « arts de faire30 » peuvent se frayer un chemin dans le non-lieu. Pour Jean-Luc Debry, « les autoroutes ne créent ni culte ni rituel et ne nourrissent aucune légende, aucune imagerie », contrairement aux chemins de fer. C’est faire abstraction du fantasme de l’autoroute, largement exploité dans les arts et chanté notamment par le groupe de musique électronique allemand Kraftwerk, moins de dix ans plus tôt (1974) sur le morceau Autobahn  : « Wir fahr’n fahr’n fahr’n auf der Autobahn » (« Nous roulons sur l’autoroute »). Ce morceau a même été décrit comme motorik (l’activité du moteur, en allemand), mot appliqué aux groupes de krautrock tels que Neu! et Can qui jouaient une musique à la rythmique répétitive et hypnotique, rappelant la conduite sur l’autoroute.

Lieu, espace, voyage

Mais Les Autonautes de la cosmoroute racontent-ils vraiment un voyage dans des non-lieux ou à travers un espace ? Marc Augé oppose « lieu » à « espace », ce dernier semblant davantage s’appliquer à leur voyage singulier : « le terme espace en lui-même est plus abstrait que celui de lieu [...] car il s’applique indifféremment à une étendue, à une distance entre deux points [...] ou à une grandeur temporelle31 ». De plus, « le voyage [...] construit un rapport fictif entre regard et paysage. Et, si l’on appelle espace la pratique des lieux qui définit spécifiquement le voyage, il faut encore qu’il y ait des espaces où l’individu s’éprouve comme spectateur sans que la nature du spectacle lui importe vraiment. Comme si la position du spectateur constituait l’essentiel du spectacle, comme si, en définitive, le spectateur en position de spectateur était à lui-même son propre spectacle32 ». Une photographie, légendée comme suit : « Pour détromper l’ennemi, Julio fait semblant d’écrire à toute machine, ce qui suscite toujours un certain respect33 », en est un exemple frappant. Outre la mise en abyme parfaite (l’image pouvant se lire en sens inverse) de l’écrivain écrivant sur son activité d’écriture, on retrouve cette notion de spectacle, de scène fictive, de « divertissement offert au public34 ». Un autre exemple est à retrouver quelques pages plus haut, dans le dialogue fictif entre des agents secrets et leur patron, qui observent Julio Cortázar et Carol Dunlop (ou plutôt cet homme et cette femme, « les deux fous de l’autoroute ») :

— Ils sont encore sur l’autoroute, ou pas ?

— Oui, patron.

— Qu’est-ce qu’ils y foutent, nom de dieu ?

— Exactement ce qu’ils ont dit qu’ils feraient.

Ils écrivent un livre35.

Bibliographie

Ouvrages

AUGÉ, Marc. Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité. Paris : Seuil, 1992.

BAUDRILLARD, Jean. Amérique. Paris : Le Livre de Poche, « Biblio essais », 1888.

CORTÁZAR, Julio. Entretiens avec Omar Prego. Paris : Folio, 1986.

CORTÁZAR, Julio et Carol DUNLOP. Les Autonautes de la cosmoroute. Paris : Gallimard, 1983.

DE CERTEAU, Michel. L’invention du quotidien, tome 1 : Arts de faire. Paris : Gallimard, « Folios essais », 1990.

DEBRY, Jean-Luc. Le Cauchemar pavillonnaire. Paris : L’Échappée, 2012.

SANSOT, Pierre. Poétique de la ville. Paris : Payot, 1971.

Autres

DUPERREX, Mathieu. « Pour une introduction à l’autonautique », Urbain trop urbain, 2013.


  1. Julio CORTÁZAR. Entretiens avec Omar Prego. Paris : Folio, 1986, p. 183.↩︎

  2. Ibidem.↩︎

  3. Julio CORTÁZAR et Carol DUNLOP. Les Autonautes de la cosmoroute. Paris : Gallimard, 1983, p. 15.↩︎

  4. Michel DE CERTEAU. L’invention du quotidien, tome 1 : Arts de faire. Paris : Gallimard, « Folios essais », 1990, p. 173.↩︎

  5. Il suffit d’enlever la jaquette pour constater que la ligne graphique de la collection « Blanche » est respectée.↩︎

  6. Pierre SANSOT. Poétique de la ville. Paris : Payot, 2004, p. 38.↩︎

  7. Ibid., p. 45.↩︎

  8. Ibid., p. 64.↩︎

  9. Ibid., p. 57.↩︎

  10. Julio CORTÁZAR et Carol DUNLOP, op. cit., p. 111.↩︎

  11. Voir Éric TABUCHI, « Le grand musée français », sur Problemata (mettre hyperlien).↩︎

  12. Pierre SANSOT, op. cit., p. 62.↩︎

  13. Julio CORTÁZAR et Carol DUNLOP, op. cit., p. 47.↩︎

  14. Pierre SANSOT, op. cit., p. 482.↩︎

  15. Julio CORTÁZAR et Carol DUNLOP, op. cit., p. 183.↩︎

  16. Ibid., p. 178.↩︎

  17. Julio CORTÁZAR, Entretiens…, op. cit., p. 189.↩︎

  18. Julio CORTÁZAR et Carol DUNLOP, op. cit., p. 90.↩︎

  19. Jean BAUDRILLARD. Amérique. Paris : Le Livre de Poche, « Biblio essais », 1988, p. 54.↩︎

  20. Mathieu DUPERREX. « Pour une introduction à l’autonautique », urbain trop urbain, 2013.↩︎

  21. Julio CORTÁZAR et Carol DUNLOP, op. cit., p. 23.↩︎

  22. Marc AUGÉ. Non-lieux. Paris : Seuil, 1992, p. 100.↩︎

  23. Ibid., p. 48.↩︎

  24. Ibid., p. 121.↩︎

  25. Ibid., p. 137.↩︎

  26. Michel DE CERTEAU, op. cit., p. 173.↩︎

  27. Julio CORTÁZAR et Carol DUNLOP, op. cit., p. 30.↩︎

  28. Michel DE CERTEAU, op. cit., p. 177.↩︎

  29. Jean-Luc DEBRY. Le Cauchemar pavillonnaire. Paris : L’Échappée, 2012, p. 11.↩︎

  30. Michel De CERTEAU, cité par Marc AUGÉ, op. cit., p. 101.↩︎

  31. Marc AUGÉ, op. cit., p. 105.↩︎

  32. Ibid., p. 110.↩︎

  33. Julio CORTÁZAR et Carol DUNLOP, op. cit., p. 151.↩︎

  34. Wikipedia, Spectacle↩︎

  35. Julio CORTÁZAR et Carol DUNLOP, op.cit., p. 145.↩︎