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Graphisme x Intersections.

Voix intersectionnelles, féministes et décoloniales dans le champ du design graphique

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For a long time, graphic design was taught within a modernist, Eurocentric theoretical framework, a legacy of colonialism that continues to haunt our history books. In this essay, published in the first issue of the Cahiers du Centre national du graphisme Le Signe, dedicated to feminisms, teacher and researcher Loraine Furter demonstrates that the field of graphic design, far from being an a-political discipline defined by neutral and objective criteria, is marked by numerous feminist, queer and decolonial gestures and contributions. From the work of Hélène Mourrier to that of Clara Balaguer, from the Design Justice Network to The Black School, Furter lists a range of projects whose diversity and plurality of approaches encourage us to reconsider our systems of legitimisation and to sketch out a new horizon for the teaching of graphic design in art schools. Text proposed by Romuald Roudier Théron.

In LSD n° 01 – A Feminist Issue. Chaumont : Centre national du graphisme, 2020, p. 40-63.
Publié sur Problemata avec l’aimable autorisation de l’auteure et du Centre national du graphisme.

Ce qui suit est un texte composé de plusieurs voix qui nourrissent un champ du graphisme en mutation depuis quelques années, à travers des projets et des conférences, publiées sur les réseaux sociaux, sur des blogs et des plateformes. En tant que graphiste, enseignante et chercheuse, ces voix ont profondément marqué les différentes facettes de ma pratique et j’ai à cœur de les partager.

Composer

On pourrait dire que faire du graphisme c’est faire des choix, composer, créer des agencements d’éléments, former des représentations et des imaginaires.

Ces éléments posés, on peut commencer à s’interroger sur la question des choix : comment se passent les processus de décisions en design graphique, et qu’est-ce que ces choix impliquent ?

Dans son travail et ses écrits, la graphiste et artiste Nontsikelelo Mutiti parle de spécificité de la localité1. Ayant eu une éducation au graphisme au Zimbabwé puis aux États-Unis, elle interroge les formes dominantes véhiculées par la façon dont on enseigne et apprend le graphisme, et dont on le fabrique par la suite. Au Zimbabwé comme aux États-Unis, le graphisme s’apprend avec le même « canon » de références euro-centrées. Un héritage du colonialisme, qui a non seulement imposé une norme très restreinte de références culturelles, dites « universelles » (comme le « style international/suisse » LOL), et s’est établi en déconsidérant des références plus locales, comme
les systèmes d’écritures natives au Zimbabwé. En réponse à cet héritage, Nontsikelelo Mutiti propose de s’intéresser aux formes de cultures visuelles qui ont encore peu de place dans nos conceptions du design graphique.

Quel pourrait être le projet sœur de l’exposition [As, Not For, sur les graphistes afro-américains] ? Son projet cousin·e ? Est-ce votre identité vietnamienne ? Est-ce votre identité coréenne ou votre identité coréenne-américaine, liée à votre identité d’immigré·e ? Votre identité blanche du Sud ? Pourquoi ne parlons-nous pas du langage graphique qui encadre l’idée de la confédération2 ?...

Après des années d’enseignements et de re-productions de principes modernistes, euro-occidentalo-nordico-centrés-blancs — présentant par exemple l’Helvetica comme une typographie « neutre » LOL — le champ du graphisme commence à changer, alimenté par les apports de contributions féministes, décoloniales, queer, entre autres, qui amènent à repenser, à déconstruire ses normes et à proposer de nouvelles façons de faire.

L’essai Things I Had No Words For présente le travail de la graphiste Benedetta Crippa, qui analyse la façon dont certaines formes de création, comme les formes ornementales, le dessin et la peinture, ont été dévalorisées dans le champ du graphisme, formes qu’elle se réapproprie et met en avant dans son travail.

Lentement, lentement, les discours dominants, qui pendant des décennies ont défini le goût acceptable, sont amenés à être compromis. Le mythe du design apolitique, en tant que discipline définie par des critères objectifs et neutres, est mis à nu et démantelé par les voix que nous n’avons jusqu’à présent entendues que de manière marginale et omise3.

Le bon et mauvais goût en graphisme est le sujet de la conférence de Jerome Harris Who’s Bad?4, où il montre la construction des formes de « bon » goût, issues du modernisme (toujours les mêmes, [voir supra]), et celles de « mauvais » goût, notamment issues de cultures populaires et afro-américaines. On trouve ces dernières sur des flyers de soirées R&B, Hip Hop, Afro Beats, souvent réalisés par des graphistes anonymes, débutant·e·s, parfois par des studios comme Pen&Pixels. Jerome Harris réclame : « C’est d’où je viens, et ces formes ont une histoire. » Dans cette histoire, le terme bad a d’ailleurs été réapproprié pour signifier « cool, sexy ».

Dans le projet Criminal Ornamentation, l’artiste Yinka Shonibare fait référence à la violence de l’essai moderniste Ornement et Crime5, qui ridiculise l’utilisation de l’ornement en le présentant comme une indication de mauvais goût et d’un bas niveau de développement culturel. En opposition à ces motifs de discrimination6, son projet explore les dimensions culturelles et sociales de l’utilisation de l’ornemental dans l’art et propose un motif de voix et d’idées — une décentralisation de l’esthétique. Ces formes n’ont pas été dévalorisées par hasard ou selon les règles d’un bon goût universel immanent, mais parce qu’elles sont associées à des pratiques, des groupes et des communautés marginalisées par le champ du graphisme. Le travail des femmes, les classes « inférieures » (esthétiques kitsch, vulgaires), les cultures « non occidentales »… Si la valorisation de certaines formes graphiques nous invite à faire certains choix, et à reproduire (et valoriser à notre tour) certaines esthétiques, ce même processus de faire des choix peut aussi devenir un outil pour créer d’autres représentations.

Réclamer, retourner

La graphiste transféministe Hélène Mourrier parle de stratégie dans ta face, référence à des réappropriations militantes7 notamment queer, comme les milieux LGBT + de lutte contre le SIDA qui se sont réappropriés le triangle rose imposé par les nazis aux personnes identifiées homosexuelles, en le retournant pour en faire un symbole d’empowerment. Hélène Mourrier travaille avec ce qui dégouline, en affirmant un vocabulaire du fluide, de la mutation, de la transformation, et en se réappropriant des formes qu’elle qualifie de vulgaires et clinquantes — alternatives au terme girly qu’on lui a souvent imposé pour catégoriser sa pratique8.

Le script du projet Publishing as Bloodletting, par la travailleuse culturelle Clara Balaguer Fig. 5 , utilise des typographies « dessinées premièrement pour des scripts non latins et répugnantes pour les modernistes ». Il retourne une pratique qui a jusqu’à peu été la norme en typographie « multi-script » : l’« harmonisation » qui consiste à partir de typographies en script latin pour créer des typographies dans d’autres scripts (Helvetica Greek, Fedra Arabic, Armenian Garamond…), imposant des formes étrangères aux cultures dans lesquelles elles s’insèrent9.

En plus des choix — typographiques, de formes, de couleurs, de codes visuels et culturels —, le graphisme implique des contextes de création, des configurations de travail, des processus et des protocoles. C’est une pratique nécessairement située, de par qui la performe, à quel endroit, dans quelles conditions, pour qui et avec quel vocabulaire.

Le réseau Design Justice Fig. 7, dans ses principes10, observe que dans le champ du design les choix sont faits par relativement peu de personnes comparé au nombre de personnes sur lesquelles ils vont avoir un impact. Dans ce contexte, choisir implique donc nécessairement une position de pouvoir sur les représentations, sur ce qui est mis en avant, sur qui et quoi est montré et comment.

… Et cela devient particulièrement problématique lorsque ces « peu de personnes » sont majoritairement issues d’une même situation sociale, dominante.

Le projet Vocal Type Co porte bien son nom. Le graphiste Tré Seals y est éloquent :

Près de 84 % des designers américains sont blancs. Jusqu’à récemment, la majorité des designers américains étaient des hommes. Si vous êtes une femme ou si vous êtes d’origine africaine, asiatique ou latine, et que vous voyez une publicité qui, selon vous, ne représente pas fidèlement votre race, votre ethnie et/ou votre sexe, voici pourquoi. […] Quand une perspective unique domine une industrie […] cela mène à une manière unique de penser, d’enseigner et de créer. Ce manque de diversité en termes de race, d’ethnicité et de genre a mené à un manque de diversité dans les pensées, les systèmes (éducatifs par exemple), les idées, et plus important, dans les créations11.

Dans Things I Had No Words For, Benedetta Crippa pointe aussi les limites des notions de neutralité et d’objectivité dans le graphisme, et le problème d’une vision apolitique de cette pratique, véhiculée par des voix homogènes dominantes, qui tendent à réduire les imaginaires et les possibles, et à invisibiliser des voix qui en deviennent marginales.

Comme le dit lx chercheurx Tiphaine Kazi Tani, « Le design est toujours politique12 ». C’est ce qui le rend passionnant et ce qui en fait un champ constamment en mouvement, en relation avec le monde qui l’entoure. Toutes ces voix marquent l’importance d’avoir conscience que nos expériences vécues et notre situation sociale informent notre travail et les représentations qu’on crée. Cette conscience peut nous permettre de faire des choix dans nos configurations de travail pour ne pas perpétuer des rapports de dominance essentialisants, et pour éviter les dérives de pratiques de « diversité formelle » qui virent parfois à l’exotisation et à l’appropriation culturelle.

Diversité, exotisation et appropriation culturelle

Diversifier les codes visuels véhiculés dans le champ du graphisme est une nécessité, et le faire dans le respect des communautés auxquelles ces codes appartiennent l’est tout autant, particulièrement lorsque ces communautés sont marginalisées. Contrairement à la réappropriation, où l’on reprend quelque chose qui nous concerne, l’appropriation, dans le champ du graphisme, consiste à s’emparer d’éléments visuels et typographiques associés à une culture qui n’est pas la sienne13, parce que ça fait cool, différent, exotique, drôle, avec un rapport de pouvoir dominant venant de celleux qui s’approprient ces éléments.

Dans Making Common, Elaine Lopez propose :

En tant que graphistes, nous avons le pouvoir de calmer le dégoût de la société pour l’inconnu en élargissant intentionnellement les récits, en communiquant de manière réfléchie et en incluant une variété de perspectives dans notre travail. L’empathie seule ne suffira pas dans cette entreprise. La pratique et l’étude du graphisme doivent évoluer pour inclure et embrasser toutes les personnes qu’elle prétend servir, en particulier celles qui ont été exclues14.

Travailler en lien étroit avec les communautés concernées par un projet est au cœur des pro- positions du Design Justice Network. Rien sur nous, sans nous15 est une autre manière de formuler qu’aucun choix ne doit être fait sans la participation des membres des groupes concernés par ce choix.

Autant que les formes graphiques choisies, les intersections de qui, où, pour qui, comment demandent de l’attention et du soin (care), de la solidarité.

Jeux de rôles

Le graphisme est souvent vu comme un acte de résolution de problèmes. Dans leurs présentations, Corinne Gisel et Nina Paim (common-interest) questionnent cette conception et mettent en évidence qu’il peut aussi en créer. L’expertise universelle sur toutes les représentations (LOOOOL) est à déconstruire d’urgence pour élaborer de nouveaux rôles : dans cette recherche, des termes comme facilitation, accès16, allié·e·s, réparation17, soin18, écoute19, peuvent donner de nouvelles perspectives.

Le jeu de cartes The Black School Process Deck20Fig. 10 est destiné à stimuler les processus de création et propose un certain nombre de principes, tactiques et questions à intégrer à son processus de travail — « Comment le problème est-il présenté dans les médias populaires ? Qui sont les expert·e·s en la matière ? Quelles stratégies/tactiques ont été essayées dans le passé en relation avec […] ? Comment l’art peut-il aider ? … ».

Toutes ces questions demandent une réflexion profonde et continue, d’oser partager ses questions et ses doutes, d’ouvrir son processus — elles invitent à développer des propositions créatives au contact de nouvelles compréhensions, de nouvelles représentations, de nouveaux réseaux de solidarités.

Bibliographie

Ouvrages

LOOS, Adolf. Ornement et crime et autres textes. Trad. S. Cornille et P. Ivernel. Paris : Rivages poche, 2003, p. 71-87.

SHONIBARE, Yinka (MBE) et al. Criminal Ornamentation. Londres : Hayward Gallery Publishing, 2018.

Chapitres ou articles dans un ouvrage ou une revue

SAMARSKAYA, Ksenya. « Nontsikelelo Mutiti on Interrogation the Euro-centric Design Canon » [entretien], Eye on Design, AIGA, 17 juin 2019.

OBER, Maya. « Things I Had No Words For: The Creation of a New Visual Language in the Work of Benedetta Crippa», 20 décembre 2017.

RHODES, Margaret. « Arabic Type Design is About to Experience an Awakening», [Eye on Design]((http://www.eyeondesign.aiga.org/arabic-type-design-is-about-to-experience-an-awakening/), AIGA, 28 juin 2017.

WU, Amy. « Unlearning the God Complex », in Anoushka KHANDWALA. «Decolonizing Means Many Things to Many People —Four Practitioners Discuss Decolonizing Design », Eye on Design*, AIGA, 17 février 2020.

Autres

FURTER, Loraine. « Inclusivité intersectionnelle, différentes habilités à lire, et technologies ». Intervention dans le workshop Bye Bye Binary. Des imaginaires possibles autour d’une typographie inclusive, Bruxelles, École de Recherche Graphique (ERG), 15 novembre 2018. www.genderfluid.space.

HARRIS, Jerome. « Who’s Bad?» [conference], Typographics 2019.

KAZI-TANI, Tiphaine. « Observations : Le design est toujours politique », Design des Instances, Pôle recherche de la Cité du Design, Saint-Étienne, 2018-2019.

LOPEZ, Elaine. Making Common [Thèse]. Providence : Rhode Island School of Design (RISD), 2019, p. 15.

MOURRIER, Hélène. Intervention dans la journée d’étude Design & Genre, Réseau Design en Recherche, 20 novembre 2015.

SEALS, Tré. Manifesto. www.vocaltype.co>.


  1. Ksenya SAMARSKAYA. « Nontsikelelo Mutiti on Interrogation the Euro-centric Design Canon* » [entretien], Eye on Design, AIGA, 17 juin 2019.↩︎

  2. What is the sister project to [exhibition As, Not For, on African-American graphic designers]? The cousin project? Is it your Vietnamese identity? Is it your Korean identity or Korean-American identity, related to your immigrant identity? Your white Southern identity? Why aren’t we talking about what graphic language frames the idea of the confederacy? Why don’t we create those lines of scholarship? Ibid.(Traduction de l’auteur)↩︎

  3. Slowly, slowly we are witnessing, how the dominating discourses, which for decades have defined the acceptable taste, are being compromised. The myth of apolitical design, as a discipline defined by some kind of objective, neutral criteria is being exposed and dismantled through the voices that until now, we have merely heard, and which were actively marginalised and omitted. Maya OBER. « Things I Had No Words For: The Creation of a New Visual Language in the Work of Benedetta Crippa », 20 décembre 2017. www.depatriarchisedesign.com. (Traduction de l’auteur)↩︎

  4. Cf. Jerome HARRIS. « Who’s Bad? »[conférence], Typographics 2019.↩︎

  5. Adolf LOOS. « Ornement et Crime » [Ornament und Verbrechen, 1908], in Ornement et crime et autres textes. Trad. S. Cornille et P. Ivernel. Paris : Rivages poche, 2003, p. 71-87.↩︎

  6. « patterns of discrimination », « pattern of voices and ideas — a decentralising of aesthetics ». Yinka SHONIBARE (MBE) et al. Criminal Ornamentation. Londres : Hayward Gallery Publishing, 2018. (Traduction de l’auteur)↩︎

  7. Loraine FURTER. « Inclusivité intersectionnelle, différentes habilités à lire, et technologies ». Intervention dans le workshop Bye Bye Binary. Des imaginaires possibles autour d’une typographie inclusive, Bruxelles, École de Recherche Graphique (ERG), 15 novembre 2018. www.genderfluid.space.↩︎

  8. Cf. Hélène MOURRIER. Intervention dans la journée d’étude Design & Genre, Réseau Design en Recherche, 20 novembre 2015.↩︎

  9. Margaret RHODES. « Arabic Type Design Is About to Experience an Awakening », Eye on Design, AIGA, 28 juin 2017.↩︎

  10. Cf. Design Justice Network.↩︎

  11. « When a singular perspective dominates an industry […] there can (and has been) only one way thinking, teaching and creating. This lack of diversity in terms of race, ethnicity, and gender, has led to a lack of diversity in thought, systems (like education), ideas, and, most importantly, creations. » Tré SEALS. Manifesto. www.vocaltype.co. (Traduction de l’auteur)↩︎

  12. Tiphaine KAZI-TANI. « Observations : Le design est toujours politique », Design des Instances, Pôle recherche de la Cité du Design, Saint-Étienne, 2018-2019.↩︎

  13. Voir les écrits de Lenore Keeshig-Tobias au sujet de l’appropriation culturelle.↩︎

  14. « As designers, we have the power to temper society’s aversion to the unknown by intentionally expanding narratives, communicating thoughtfully, and including a variety of perspectives in our work. Empathy alone will not suffice in this endeavor. The practice and study of graphic design must evolve to include and embrace all of the people it claims to serve — especially those who have been excluded. » Elaine LOPEZ. Making Common [Thèse]. Providence : Rhode Island School of Design (RISD), 2019, p. 15. (Traduction de l’auteur)↩︎

  15. Slogan des luttes des personnes en situation de handicap (« Nothing about us without us »).↩︎

  16. NdA : et tout cela alors que le principal outil de réception du graphisme est la vision, il est frappant de remarquer que la plupart des cursus en graphisme ne comportent aucune formation aux différentes perceptions, notamment de personnes porteuses de handicaps visuels…↩︎

  17. « Mending ». Amy WU. « Unlearning the God Complex », in Anoushka KHANDWALA. « Decolonizing Means Many Things to Many People —Four Practitioners Discuss Decolonizing Design », Eye on Design, AIGA, 17 février 2020. (Traduction de l’auteur)↩︎

  18. « Healing ». Design Justice Network Principles. (Traduction de l’auteur)↩︎

  19. « Listener ». Neebinnaukzhik SOUTHALL. « Unlearning the God Complex », in Anoushka KHANDWALA, op. cit. (Traduction de l’auteur)↩︎

  20. « How is the problem framed in popular media? Who are the experts on the issue? What strategies/tactics have been tried in the past in relation to[...]? How can art help? » The Black School Process Deck. (Traduction de l’auteur)↩︎