scrim

Les Immatériaux, dans le labyrinthe des trames suspendues

Trames, parcours, scénographie

abstract

The freedom of movement in “Les Immatériaux” aimed to reflect a postmodern feeling in space. Visitors got lost, some came out through the entrance, others turned around several times. It was impossible to make a complete tour of the exhibition. This unprecedented case in terms of crowd circulation is due to the material exhibition system, and in particular to “[...] a layout of suspended semi-screens [which] allow the visitor to choose his route semi-freely.” Suspended wire mesh frames were cutting out the space, replacing the traditional exhibition picture walls. The philosopher and curator Jean-François Lyotard explains this choice: “[...] the visitor has to move randomly, making his own way. For this reason, we avoided the exhibition walls and took these famous frames whose lighting can be modified.” We can wonder how this aspect of scenography is linked to the non-linear visitor tracks, more than traditional exhibition walls would be. In an attempt to answer this question, we will rely on the archival documents of the Centre Georges-Pompidou and the Kandinsky Library. First, we will contextualize the exhibition in relation to its institution, the Centre de création industrielle (CCI), and to the philosophical work of its curator, Jean-François Lyotard. We will then try to understand the role of the metal frames in relation to the visitors tracks and the exhibition concept. At the end of this work, we will discuss the legacy of this event in terms of exhibition design.

Une manifestation expérimentale

Du 28 mars au 15 juillet 1985 a eu lieu un événement unique dans l’histoire du Centre de création industrielle, une exposition expérimentale, mi-artistique, mi-scientifique, philosophique, sur la thématique des nouveaux matériaux et de ce qui leur est associé au sens large. La profondeur du sujet est telle qu’il est impossible de comprendre l’intégralité de l’exposition. La scénographie a été conçue par Philippe Délis, le commissariat mené par Jean-François Lyotard mentionné plus haut, avec l’aide du théoricien du design Thierry Chaput. La manifestation a été réalisée avec la participation de la BPI, de l’IRCAM, du MNAM ainsi qu’un grand nombre d’entreprises et d’organismes internationaux. Elle conforte le CCI dans sa position singulière d’observatoire critique de la société et de la modernité, qu’il occupe à partir du milieu des années 1970.

La Grande Galerie du cinquième étage était surtout connue pour les grandes expositions internationales Paris-New York (1977), Paris-Berlin (1978) puis Paris-Moscou (1979), plutôt organisées en ensembles thématiques et chronologiques, mais interdisciplinaires : « […] they were not anymore art exhibitions, as in traditional “beaux-arts” museums, […] they were documentary exhibitions within a cultural frame, involving not only aesthetics but also history, philosophy, economics, sociology1 » Les Immatériaux poursuit cette intention interdisciplinaire, tout en étant en rupture avec les habitudes pédagogiques, didactiques voire encyclopédiques de l’exposition. Ce qui est proposé, c’est de faire sentir, et non de faire comprendre. C’est là une différence fondamentale qui permet encore aujourd’hui de distinguer cette exposition de beaucoup d’autres.

Les Immatériaux sont un « essai au sens littéraire du terme, c’est-à-dire une tentative, sans prétention de magistère, pour innover dans le domaine bien établi des expositions2 », et une « mise en question du médium de l’exposition traditionnelle3 ». De nombreux points furent novateurs. Par exemple, le choix d’un commissaire d’exposition philosophe, l’utilisation de dispositifs technologiques de médiation comme le casque infrarouge, ou encore la multitude de parcours possibles selon les choix de visite.

Le philosophe Jean-François Lyotard avait évoqué la volonté de dépasser le format du livre pour exprimer sa pensée, et voyait aussi Les Immatériaux comme une expérimentation de forme : « […] en tant que philosophe, après avoir terminé Le Différend […] j’ai été amené à me demander s’il n’était pas possible de sortir du support livre, dans la mesure où il a du mal à lutter contre d’autres supports, et s’il n’était pas possible de philosopher par d’autres moyens4 ».

Les réactions de la presse sont mitigées. Le « train fantôme du docteur Lyotard5 », « Un “magasin de curiosités”, naïf et macabre6 », un « festival du déjà-vu7 », les qualificatifs ne manquent pas pour se moquer de ce qui est parfois perçu comme les tribulations de quelques intellectuels coupés de la réalité, sinon un méli-mélo incompréhensible et macabre. La circulation dans l’exposition, tout comme les casques audio, est d’ailleurs sujette à de vives critiques.

Le budget de 9 666 000 francs, hors prestations de services de nombreux partenaires (intellectuels, technologiques, scientifiques, audiovisuels) et coûts de personnel du Centre, était le plus important pour une exposition au Centre Georges-Pompidou à l’époque8. Il ne fut pas corrélatif au nombre de visiteurs, en moyenne 2 168 par jour et au total 205 990, moins que d’autres expositions de cette envergure.

Aujourd’hui, cette exposition suscite un regain d’intérêt international de la part de chercheurs en art et en design. Les archives du Centre Georges-Pompidou sont sollicitées à cet égard par des chercheurs du monde entier. C’est un modèle de recherche sur l’exposition par et avec l’exposition, un modèle expérimental à tous les niveaux de sa conception (catalogue, médiation, commissariat, scénographie), transdisciplinaire et collaboratif. De même, les sujets parfois peu connus qui y étaient abordés sont aujourd’hui contemporains, largement traités et discutés. On peut considérer Les Immatériaux comme un chef d’œuvre du xxe siècle.

Je crois que le devenir-monde de la machine a eu, du moins dans mon histoire personnelle, un point de départ : Les Immatériaux […]. En relisant le catalogue de cette exposition […], et en me remémorant les sentiments qui m’avaient traversé à cette époque en la visitant, je me dis que beaucoup de questions que je me pose encore aujourd’hui y étaient déjà problématisées9.

Se déplacer dans Les Immatériaux

L’idée d’une déambulation très ouverte fusionne avec le fond du propos de Lyotard, en rupture avec un mode d’exposition encyclopédiste, comme les grandes expositions de la galerie du cinquième étage évoquées plus haut (Paris-New York, Paris-Berlin, Paris-Moscou). « […] on s’éclaire par la pratique scripturale de Diderot dans Les Salons10. » L’équipe de conception s’émancipe des formats pédagogiques de l’exposition, hérités des galeries de peinture au début du xviiie siècle. Le modèle du roman de formation, où le visiteur en mouvement met à l’épreuve son intelligence pour aboutir à un apprentissage, est moderne et non postmoderne. « Elle [l’exposition] n’a surtout pas de finalité encyclopédique et n’est même pas ce fameux roman de formation, ce voyage d’apprentissage qu’elle a été dans la modernité11. »

La proposition spatiale qui est faite consiste alors « […] à donner un sentiment d’espace incertain où tous les parcours sont possibles, instables, mouvants, et d’une trouble transparence (en opposition à la transparence moderne)12 ». En premier lieu, c’est le plan de salle qui conditionne le parcours du visiteur et les circulations. Très ouvert, il propose des choix d’orientation dès le début de la visite où il faut emprunter une des cinq portes. Les parcours tracés et prédéfinis sont donc bannis, la visite est qualifiée d’« ondulatoire13 ».

Une limitation de visiteurs au nombre de 900 modifie sensiblement la circulation, augmentant les vides et le sentiment de solitude : « La jauge d’entrée à l’exposition limitera à 900 le nombre des visiteurs admissibles à tout moment dans l’espace (ceci compte tenu de la complexité du parcours de l’exposition)14. » Une limitation à 600 visiteurs était même initialement prévue.

Enfin, le système de division spatiale est composé de parois suspendues (Fig. 1), et vise à renforcer une impression générale de flottement. Ces parois sont diaphanes, et plongent toute l’exposition dans un voile gris et brumeux. S’orienter dans ce labyrinthe d’écrans semi-transparents devient alors une tâche bien différente pour le visiteur, habitué à des structures de visite plus linéaires.

Les toiles métalliques de la Manufacture de Rougemont

Les concepteurs donnent une grande importance à ces treillis métalliques suspendus qui séquencent les espaces (Fig. 2). « Le découpage de l’espace en zones et sites est obtenu par un jeu de trames (en matériaux de synthèse) suspendues aux cimaises : souplesse dans la géométrie, modulation des opacités et donc des prescriptions de parcours15. » La transparence des trames grillagées (Fig. 3), grâce à un jeu de superpositions ou d’éclairages, les différencie des cimaises classiques, lisses, monochromes et posées au sol.

Nous souhaitions de la transparence, abandonner le schéma classique d’un parcours d’exposition (cimaises placo définissant des salles) et permettre plus de transparence et de légèreté. Nous avons commencé à travailler sur l’idée des trames grillagées car elles permettaient des perspectives dans l’espace, elles délimitaient des zones plus ou moins visibles, offraient, en fonction de la position du visiteur, densité ou transparence. Et pour être encore plus radical dans cette démarche de transparence, nous avons décidé de suspendre ces cloisons métalliques à une dizaine de centimètres du sol16.

Par rapport à la chronologie de la conception de l’exposition, le choix de ce matériau fut préliminaire aux dessins : « […] peut-être deux mois, deux mois et demi avant, on n’avait rien dessiné, on restait toujours sur ce dispositif, on avait choisi les matériaux qui allaient faire cette exposition17 ». L’équipe fonctionnait surtout par écrit et croquis abstraits. Jean-François Lyotard cite lui-même La ville surexposée de Paul Virilio dans un discours du printemps 1984, à propos de la mise en espace de l’exposition, et fait déjà mention de parois transparentes :

[…] C’est l’émergence de structures portantes, le mur rideau avec lequel la transparence et la légèreté de certaines matières, le verre, les plastifications diverses remplacent l’appareillage des pierres et des façades au moment même où le calque, le rhodoïd et le plexiglas succèdent dans les projets d’étude à l’opacité du support papier18.

Ensuite, « […] les mots de Jean-François Lyotard, c’était flou, brouillard, filtre et prenant un peu avec Thierry [Chaput], les mots au premier degré, on s’est dit : filtre, eh bien alors allons chercher des filtres19 ». Le matériau a donc été initialement choisi à partir des intentions de Jean-François Lyotard :

[…] nous avons commencé à interroger des fabricants de filtres, des gens qui fabriquent les filtres en grandes dimensions, on les trouve chez les minotiers, et on trouve des entreprises, des manufactures qui tissent, qui font un tissage métallique et qui font des grands rouleaux, d’à peu près 1,20 m de large et qui permettent donc de sortir des lés qui allaient composer les parois de cette exposition20.

Suite à une consultation de plusieurs entreprises, le devis proposé par la Manufacture de Rougemont fait état d’un coût de fabrication et de transport de 133 893 francs TTC21. L’entreprise est au moins deux fois moins chère que Roswag Tiss Metal, une autre entreprise consultée pour le lot « trames grillage ». Elle peut découper le tissu métallique en lés de 1,20 m de largeur par 3 m de hauteur, plutôt que de livrer le tissu en rouleaux de plusieurs centaines de mètres. En septembre 1984, plusieurs panneaux de toile en acier recuit sont proposés à Chaput et Délis, chacun avec des vides de maille différents (de 0,14 mm à 1,3 mm), et donc des degrés de transparence plus ou moins grands (de 34 % à 73 %). Trois types de toiles sont initialement proposés : en inox, aluminium, ou galvanisées. Il est à noter que la toile en inox était bien plus chère que les autres, et que les délais de fabrication de la toile galvanisée étaient relativement courts. Seront commandés pour l’exposition 650 panneaux de toile en acier recuit n° 20, fil 0,40, ainsi que 170 panneaux n° 10, fil 0,50. En novembre 1984, il était question d’un total de 1 750 panneaux, soit bien plus que ce qui a été finalement commandé en décembre 198422.

150 parois en tissu technique non-feu M1 de 1,20 m par 3 m ont été commandées à la Société de Diffusion et de Confection de Textiles Contemporains pour Rideaux (SODICO). Ces tissus métallisés gris étaient glissés en sandwich entre deux trames grillagées pour pouvoir donner plus de lisibilité à certaines œuvres.

On peut noter par ailleurs qu’en architecture, les mailles en acier présentent plusieurs avantages techniques, « la résistance, la durabilité, la rigidité sous tension, l’entretien, les propriétés acoustiques, etc. Les tissus métalliques résolvent souvent simultanément plusieurs problèmes fonctionnels dont l’architecte devrait, dans le cas contraire, se préoccuper au cas par cas23 ». De plus, elles sont ignifugées et conviennent aux contraintes de sécurité strictes de l’exposition et des établissements recevant du public. Cependant, les tissus utilisés lors de l’exposition étaient fragiles et ont dû être remplacés plusieurs fois en raison de malfaçons ou de petits défauts, certains étaient endommagés24.

L’accrochage des trames

[…] À l’époque, sur chaque trame du plafond (12,5 m) nous avions de grandes poutres que nous déplacions selon nos besoins et qui nous permettaient de suspendre des installations ou d’y fixer des rails, électriques ou de support. Pour Les Immatériaux nous avons créé une trame régulière de rails Halfen. Le plafond est devenu modulable. Ce maillage nous a permis de fixer les cloisons de métal comme nous le souhaitions en fonction du parcours voulu. Ces cloisons métalliques étaient reprises au plafond et fixées au sol par tiges boulonnées. Le sol du Centre était, à l’époque, composé d’un plancher technique composé de dalles métalliques de 80 cm x 80 cm fixées par vérin à 12 cm sur un sol béton25.

Le bâtiment existant offrait donc une grande liberté de création, une modularité d’accrochage permettant de suspendre virtuellement n’importe où, grâce aux rails Halfen. Cependant, l’installation a été compliquée. Si on tendait trop pour éviter le gondolage, le sol se soulevait. Il fallait que les trames soient droites, ressemblent à des feuilles de papier dressées dans l’espace (Fig. 4 et Fig. 5).

Des typologies de parois ont été mises en place (Fig. 6). On peut distinguer deux à trois types de parois dans l’exposition. Premièrement, les 820 trames, qui elles-mêmes ont des variations, selon leur nombre d’épaisseurs, et l’éventuelle adjonction de tissu gris. « On avait développé un système de pinces en haut et en bas pour tendre ces sortes de dais, et selon la plus ou moins grande opacité ou transparence que l’on souhaitait, on devait les doubler, les tripler, ou y joindre éventuellement un tissu gris entre chacun des éléments pour obtenir une opacité maximale26. » Deuxièmement, les cimaises suspendues (environ 50) à 0,50 cm du sol, moins présentes.

[…] lorsque dans le parcours il nous fallait présenter des tableaux, une œuvre d’artiste spécifique ou quand nous avions des projections, nous avons opté pour un autre type de partition. Soit nous rajoutions un tissu gris métallisé pris en sandwich entre deux trames grillagées, soit nous suspendions à l’avant des cloisons grillagées un panneau PVC blanc ou un panneau en Medite de 3 mm, qui permettrait d’y fixer des tableaux ou de créer un espace clos plus intime27.

Troisièmement, on peut considérer les cimaises pérennes de l’existant et les cimaises lourdes comme un dernier type de paroi, au côté ouest par exemple (rue Beaubourg).

Ces trames servaient non seulement à séquencer les espaces, mais aussi à accrocher des tableaux (Fig. 7). Cela posera parfois problème :

[…] les discussions sans fin avec Bernard [Blistène] sur mur ou pas mur, est-ce qu’on allait accrocher une œuvre sur une grille métallique et là il y a eu une concession qui a été faite qui était que les œuvres étaient accrochées sur des cimaises très légères, on pouvait presque les porter à la main, on n’était plus dans la notion de mur, elles étaient elles-mêmes suspendues28.

Accrocher des tableaux sur des cloisons suspendues a posé quelques problèmes à la direction du musée. Problème de valorisation de l’œuvre, de fragilité et de sécurité. Les cloisons blanches fixées sur les trames étaient légères, le grillage restait visible et dérangeant pour la lecture de l’œuvre. Il nous a fallu être très convaincants avec la direction du musée, certaines œuvres nous ont été refusées mais finalement, nous avons pu présenter de nombreux tableaux dans le parcours de l’exposition29.

Conduites de visite et opacités de trames

Enfin, la modulation des opacités par l’éclairage et leur superposition jouait un rôle indispensable, faisant apparaître ou disparaître ces trames. « Un espace construit à partir de trames métalliques et suspendues pouvait devenir perturbant pour le visiteur lorsque la superposition visuelles des trames les faisaient vibrer30. » (Fig. 8) Aussi, des grillages étaient par endroits projetés au sol, des zones étaient éclairées de façon mélodramatique, ou au contraire pas du tout.

Les conduites des visiteurs étaient donc largement influencées par ces trames, « […] leur opacité plus ou moins grande incite à la promenade du regard, provoque de façon directe ou allusive la référence31 ». Elles permettaient d’être appelé visuellement par une lumière, une silhouette à peine dévoilée. Les visiteurs étaient surpris par cette visibilité de l’ensemble du projet. Ils pouvaient voir différentes zones en surépaisseur. Plus les trames étaient densifiées, moins les visiteurs voyaient de choses à travers, mais elles permettaient toutefois une visibilité sur ce qui se trouvait plus loin dans l’exposition (Fig. 9).

Les visiteurs pénétraient dans l’exposition par un tunnel clos, accompagnés par le son du sang pour aboutir dans 2 000 m2 d’espace vibrant, gris et dense. Une succession de trames, superposées, habitées et qui offrait des perspectives, des découvertes, des vues inattendues. La lumière a joué un grand rôle dans l’exposition. Elle a fait vivre les trames, les a animées et a ponctué les différentes zones32.

Une fracture avec le public

Une opposition entre le positionnement intellectuel de certains visiteurs et celui de l’équipe du projet subsiste. « On souhaite néanmoins que cette exposition sur la complexité reste simple à visiter33 », mais en revanche, « […] si on n’a pas un doctorat de troisième cycle en tout, on ne va pas voir Les Immatériaux34 ». Cela entraîne un décalage entre les conduites de visites escomptées par l’équipe de conception et celles des vrais visiteurs. En effet, la dérive espérée par Lyotard s’est traduite dans la réalité des parcours par des conduites erratiques, et une désorientation. « Un nombre très important de visiteurs se sont plaints vivement auprès des agents de sécurité et auprès des agents d’accueil de ne pas pouvoir se diriger dans cette exposition et notamment, de ne pouvoir trouver la sortie ni les toilettes35. » Cette situation sera une des raisons pour lesquelles l’exposition sera aussi vivement critiquée, et parfois fuie par les visiteurs venant d’y entrer.

« Ce que, néanmoins on retiendra avant tout ce sont bien entendu les conduites erratiques […] [qui] n’ont guère de chances d’apparaître dans les verbalisations après-coup produites au sujet de l’exposition, sinon sous la forme globale et radicale du “J’ai rien compris”36. » Une incompréhension globale ressort, ça n’est pas ce qui était attendu : « La disposition de ces “semi-écrans”, suspendus, permet au visiteur de choisir “semi librement” son parcours. Il n’est pas contraint, mais induit37. » On attendait du visiteur d’avoir une intelligence de l’espace pour pouvoir en jouer, comprendre les parcours induits, mais c’est tout l’inverse qui s’est produit,

[…] l’apparence de la liberté, qui implique en réalité une dépendance accrue à l’égard de l’architecture en raison de l’absence de maîtrise personnelle de l’espace, risque d’engendrer l’errance, qui elle-même se transforme en angoisse : ne dérive pas qui veut. Et l’angoisse, reportée sur soi-même, se mue en humiliation, à travers le sentiment de sa propre incompétence ; ou bien, reportée sur les responsables (“ils”), en agressivité, à travers la disqualification de l’objet du malaise38.

Les réactions à cause de cette désorientation dans la visite sont majoritairement négatives. Cela pose même des problèmes à l’équipe de sécurité, qui pointe le manque de signalétique et la non-lisibilité des titres de section blancs sur le grillage.

Les seuls visiteurs qui acceptent de jouer le jeu de la désorientation sont des intellectuels, des artistes, des philosophes39. « Dans le dédale de la postmodernité, les esprits s’égarent pour mieux se retrouver40. » Cette phrase ne semble prendre son sens qu’adressée à ceux capables de se distancier des codes classiques de l’exposition, pour accepter de se perdre et d’en tirer un sentiment agréable : les intellectuels.

Conclusion

En définitive, on peut affirmer que les trames suspendues de l’exposition Les Immatériaux ont influencé les conduites des visiteurs grâce à leurs différentes opacités, et qu’elles constituèrent une traduction littérale des intentions initiales de Jean-François Lyotard autour de l’immatérialité. Le contexte de production de ces trames, livrées en panneaux, et d’installation, grâce au plafond modulable du bâtiment, offrait une grande liberté dans la conception de la scénographie. Leur disposition dans l’espace et leur transparence a provoqué une désorientation chez les visiteurs, pas toujours vécue comme une dérive, mais comme une perte de repères. Toutefois, leur transparence permettait une visibilité floue sur différentes zones de l’exposition, et ainsi de modifier les perceptions habituelles du public.

Les Immatériaux ont marqué l’histoire des expositions, mais aussi celle de la scénographie. Les trames suspendues font partie de cette innovation, tout comme le casque audio. Ce format d’exposition a ouvert des portes à beaucoup d’autres, en plaçant le commissaire d’exposition dans la position d’auteur.

This initiative opened the way to other philosophers, such as Bruno Latour who, twenty years later, curated Iconoclash, dedicated to the various modes of representations (Karlsruhe, 2002), and then Making Things Public (Karlsruhe, 2005); or Tzvetan Todorov with the exhibition on “Les Lumières” at the Bibliothèque nationale de France in 200641.

Les Immatériaux furent un bouleversement dont on parle encore trente ans après. Ils ont pourtant laissé peu de souvenirs à ceux qui visitèrent l’exposition. Le seul moyen de revenir sur ses traces se trouvait dans le sous-sol du Centre Georges-Pompidou, là où la mémoire enfouie de son histoire pouvait me permettre de mieux comprendre cet engouement paradoxal.

En parcourant les archives du Centre Georges-Pompidou, en cherchant à connecter des choses dans le désordre, j’ai eu le sentiment d’une mise en abîme de l’exposition. J’étais perdu, j’ai erré comme l’ont fait les visiteurs à l’époque. Les dizaines de boîtes d’archives, les innombrables dossiers et correspondances qui s’offraient à moi n’ont pu être détricotés qu’à partir d’une entrée précise : les trames suspendues. J’ai alors pu faire l’ordre dans le désordre, et aligner ce qui était pour moi éclaté, des dates aux chiffres, en passant par les correspondances et les croquis sur un coin de nappe.

Je tiens à remercier Jean Charlier, qui m’a accompagné dans cette recherche archivistique, mais aussi Andreas Broeckmann, qui m’a orienté et soutenu, ainsi que Katia Lafitte, à l’époque scénographe de l’exposition aux côtés de l’équipe de conception, sans qui je n’aurais pas pu accéder à de précieuses informations.

Bibliographie

Ouvrages

BIDAINE, Philippe, Jacques SAUR. « Un entretien avec Jean-François Lyotard ». CNAC Magazine, n° 26, 1er mars 1985.

BRAVO, Christine. « J’ai vu notre corps en exil de lui-même ». Le Matin, 28 mars 1985, p. 25. Archives du Centre Georges-Pompidou (RP-9900082).

BROECKMANN, Andreas, Marie VICET. Chronology of Les Immatériaux, version 1. Les Immatériaux Research, Working Papers N° 1, 2018.

BROECKMANN, Andreas. « Revisiting the Network of Les Immatériaux. The Exhibition as Manifestation and Interdisciplinary Research Platform ». in GRAU, Oliver (dir.). Museum and Archive on the Move. Changing Cultural Institutions in the Digital Era. Berlin : de Gruyter, 2017.

CARRIER, Christian (dir.), Yannick COURTEL, Nathalie HEINICH, Jean-François LYOTARD, Charles PERRATON. Les Immatériaux au Centre G. Pompidou en 1985 : étude de l’événement exposition et de son public. Paris : Expo média, 1986. Bibliothèque Kandinsky (IN-4 12563).

CHATONSKY, Grégory. À rebours (Conférence inaugurale ENS Postdigital). Paris, 14 janvier 2016.

COURNOT, Michel. « Les Immatériaux au Centre Georges-Pompidou ». Le Monde, 12 avril 1985. Archives du Centre Georges-Pompidou (RP 9900207).

DÉLIS, Philippe. Retour sur Les Immatériaux. Paris : École nationale supérieure des Arts décoratifs, 30 mars 2005.

DUMONT, François. « Le train fantôme du docteur Lyotard ». Le Matin, 28 mars 1985. Archives du Centre Georges-Pompidou (RP 9900207).

GAUVILLE, Hervé, Jean-François LYOTARD. « Mieux Lyotard que jamais ». Libération, 28 mars 1985, p. 29. Archives du Centre Georges-Pompidou (RP 9900207).

HEINICH, Nathalie. « Les Immatériaux Thirty Years Later: Memories of a Sociological Survey ». In : GRUBINGER Eva, Jörg HEISER (dir.). Unlimited Sculpture. Materiality in Times of Immateriality. Berlin : Sternberg Press, 2015.

HUDEK, Antony. « From Over- to Sub-Exposure: The Anamnesis of Les Immatériaux », Landmark Exhibitions Issue, Tate Papers, n° 12, 2009.

HUDEK, Antony. Museum Tremens or the Mausoleum Without Walls: Working Through Les Immatériaux at the Centre Pompidou in 1985. Thèse d’histoire de l’art. Londres : Courtauld Institute of Art, 2001.

KUFFERATH, Stephan. Le développement des tissus métalliques pour l’architecture et le design, 26 juillet 2010 (page consultée le 10 janvier 2019). <perraultarchitecture.com>

LEHEU, Claude. « Auberge espagnole ». Le Quotidien, 28 mars 1985, n° 1663, p. 25. Archives du Centre Georges-Pompidou (RP-9900082).

MAHEU, Jean, François BURKHARDT, Jean-François LYOTARD, Thierry CHAPUT. Une manifestation pas comme les autres, Les Immatériaux, qu’est-ce que c’est ? Paris, 8 janvier 1985.

THÉOFILAKIS, Élie (dir.). Modernes, et après ? Les Immatériaux. Paris : Autrement, 1985.

WUNDERLICH, Antonia. Der Philosoph im Museum: Die Ausstellung „Les Immatériaux“ von Jean-François Lyotard. Bielefeld : transcript Verlag, 2008.

ZAJDERMAN Paule, Daniel SOUTIF. Octave au pays des Immatériaux. [Film]. Centre Georges-Pompidou, 1985.

s. n. Les Immatériaux, Album. Paris : Éditions Centre Georges-Pompidou, 1985. Archives du Centre Georges-Pompidou (CA-9200117).

s.n. Interview with J.-F. Lyotard around the exhibition Les Immatériaux. Paris, 7 mai 1985.


  1. Nathalie HEINICH. « Les Immatériaux Thirty Years Later: Memories of a Sociological Survey ». In Eva GRUBINGER, Jörg HEISER (dir.). Unlimited Sculpture. Materiality in Times of Immateriality. Berlin : Sternberg Press, 2015.↩︎

  2. Jean MAHEU. Les Immatériaux, Album. Paris : Centre Georges-Pompidou, 1985, p. 2. Archives du Centre Georges-Pompidou (CA-9200117).↩︎

  3. Ibidem.↩︎

  4. Hervé GAUVILLE, Jean-François LYOTARD. « Mieux Lyotard que jamais », art. cité.↩︎

  5. François DUMONT. « Le train fantôme du docteur Lyotard ». Le Matin, 28 mars 1985, p. 23. Archives du Centre Georges-Pompidou (RP 9900207).↩︎

  6. Michel COURNOT. « Les Immatériaux au Centre Georges-Pompidou ». Le Monde, 12 avril 1985, p. 21. Archives du Centre Georges-Pompidou (RP 9900207).↩︎

  7. Ibidem.↩︎

  8. Adrien LE CALVÉ. Bilan financier isolé en date du 17 septembre 1985. Archives du Centre Georges-Pompidou (1977001 130).↩︎

  9. Grégory CHATONSKY. À rebours (Conférence inaugurale ENS Postdigital). Paris, 14 janvier 2016.↩︎

  10. s. n. Les Immatériaux, Album. Paris : Centre Georges-Pompidou, 1985, p. 2. Archives du Centre Georges-Pompidou (CA-9200117).↩︎

  11. Hervé GAUVILLE, Jean-François LYOTARD. « Mieux Lyotard que jamais », art. cité.↩︎

  12. Alain GUIHEUX, n.d. Archives du Centre Georges-Pompidou (1994033 223).↩︎

  13. Interview with J.-F. Lyotard around the exhibition Les Immatériaux. Paris, 7 mai 1985.↩︎

  14. DBS-Expositions. Compte-rendu de la réunion du 15.11.1984 concernant l’exposition Les Immatériaux. 20 novembre 1984, p. 3. Archives du Centre Georges-Pompidou (95052 28).↩︎

  15. Thierry CHAPUT, Jean-François LYOTARD. Lettre adressée à Alain ARVOIS en vue de son assignation à la Mission d’Étude et de Recherche sur le site de l’exposition dédié à l’architecture. Paris, 28 mai 1984. Archives du Centre Georges-Pompidou (1994033).↩︎

  16. Katia LAFITTE, responsable des expositions (DBS Expositions), entretien téléphonique avec Léonard FAUGERON, 18 janvier 2019, Paris.↩︎

  17. Philippe DÉLIS. Retour sur Les Immatériaux. Paris :, École nationale supérieure des Arts décoratifs, 30 mars 2005.↩︎

  18. Jean-François LYOTARD. Après 6 mois de travail… Paris, 1984, p. 34. Archives du Centre Georges-Pompidou (1994033 233).↩︎

  19. Philippe DÉLIS. Retour sur Les Immatériaux, op. cit. ↩︎

  20. Ibidem.↩︎

  21. Manufacture de ROUGEMONT. Courrier adressé à Katia LAFITTE, 19 décembre 1984. Archives du Centre Georges-Pompidou (95052 028).↩︎

  22. Andreas BROECKMANN, Marie VICET. Chronology of Les Immatériaux, version 1. Les Immatériaux Research, Working Papers N° 1, 2018. Une réunion « achat trames CCI » a eu lieu le 18 décembre 1984 d’après le calendrier de Martine Moinot.↩︎

  23. Stephan KUFFERATH. Le développement des tissus métalliques pour l’architecture et le design, 26 juillet 2010, (page consultée le 10 janvier 2019). <perraultarchitecture.com>↩︎

  24. A. S. ISCOVESCO. « Résumé de la réunion qui s’est tenue dans mon bureau, le 9 avril, en présence de M. Moinot ». Paris, 12 avril 1985. Archives du Centre Georges-Pompidou (95052 026).↩︎

  25. Katia LAFITTE, Léonard FAUGERON. Entretien téléphonique déjà cité.↩︎

  26. Philippe DÉLIS (interview), Antony HUDEK. Museum Tremens or the Mausoleum Without Walls: Working Through Les Immatériaux at the Centre Pompidou in 1985. Thèse d’histoire de l’art. Londres : Courtauld Institute of Art, 2001, annexe 1, p. 1.↩︎

  27. Katia LAFITTE, Léonard FAUGERON. Entretien téléphonique déjà cité.↩︎

  28. Philippe DÉLIS (interview), Antony HUDEK. Museum Tremens or the Mausoleum Without Walls, op. cit.↩︎

  29. Katia LAFITTE, Léonard FAUGERON. Entretien téléphonique déjà cité.↩︎

  30. Idem.↩︎

  31. Philippe BIDAINE, Jacques SAUR. « Un entretien avec Jean-François Lyotard ». CNAC Magazine, n° 26, 1er mars 1985, p. 16.↩︎

  32. Katia LAFITTE, Léonard FAUGERON. Entretien téléphonique déjà cité.↩︎

  33. Claude LEHEU. « Auberge espagnole ». Le Quotidien, 28 mars 1985, n° 1663, p. 25. Archives du Centre Georges-Pompidou (RP-9900082).↩︎

  34. Christine BRAVO. « J’ai vu notre corps en exil de lui-même ». Le Matin, 28 mars 1985, p. 25. Archives du Centre Georges-Pompidou (RP-9900082).↩︎

  35. Pierre GOUNELLE (responsable de la sécurité). Courrier adressé à Gérard DELACROIX (directeur du bâtiment et de la sécurité). Paris, 28 mars 1985. Archives du Centre Georges-Pompidou (95052 28).↩︎

  36. Christian CARRIER (dir.), Yannick COURTEL, Nathalie HEINICH, Jean-François LYOTARD, Charles PERRATON. Les Immatériaux au Centre G. Pompidou en 1985 : étude de l’événement exposition et de son public. Paris : Expo média, 1986, p. 81. Bibliothèque Kandinsky (IN-4 12563).↩︎

  37. Jean MAHEU, François BURKHARDT, Jean François LYOTARD, Thierry CHAPUT. Une manifestation pas comme les autres, Les Immatériaux, qu’est-ce que c’est ? Paris, 8 janvier 1985.↩︎

  38. Nathalie HEINICH, Les Immatériaux au Centre G. Pompidou en 1985, op. cit., p. 120.↩︎

  39. Ibid., p. 50. Dans ce diagramme, la sociologue présente le degré d’adhésion des visiteurs à partir de leurs origines socio-professionnelles. On s’aperçoit que les visiteurs les plus impliqués sont des savants, des artistes, des intellectuels.↩︎

  40. Hervé GAUVILLE. « Le labyrinthe des Immatériaux ». Libération, 28 mars 1985, p. 28.↩︎

  41. Nathalie HEINICH, « Les Immatériaux Thirty Years Later: Memories of a Sociological Survey », art. cité.↩︎