scrim

Système d’informations touristiques le long des autoroutes. Pierre Bernard, un design pour le domaine public

abstract

Member of the Alliance Graphique Internationale (AGI) since 1987, French designer Pierre Bernard is a major figure in French graphic design and winner of the 2006 Prix Erasme. Co-founder and member of the Grapus graphic design collective, and head of the Atelier de Création Graphique in Paris from 1991 to 2015, Pierre Bernard's reputation is international. On this occasion, and at the request of the Praemium Erasmianum Foundation, Dutch graphic critic Hugues Boekraad writes the book "Mon travail ce n'est pas mon travail. Pierre Bernard. Design for the public domain" in 2007. This monograph focuses on the designer's conception of communication in the public sphere - between governments and citizens - and on questions of cultural production. The book pays homage to a pioneering figure who is convinced of the public-utility cultural function of graphic design. The excerpt focuses on the representation of cultural heritage on the motorway network.

in Hugues BOEKRAAD. Mon travail ce n’est pas mon travail. Pierre Bernard. Design pour le domaine public. Zürich : Lars Müller, 2007, p. 270-277, p. 312-313

Au cours de la seconde moitié du vingtième siècle, un système d’autoroutes est venu, en France comme ailleurs, compléter le réseau national routier. L’État gère un certain nombre d’autoroutes lui-même, mais il en fait concession d’une partie croissante à des entreprises privées. Un bien collectif est ainsi partiellement retiré au domaine public et devient un objet de consommation que l’on peut se procurer moyennant un paiement comptant.

L’une des particularités des services administratifs français est que le transport et le tourisme sont tous deux placés sous la tutelle d’un seul ministère. La France a, par conséquent, été le premier pays où un système d’informations touristiques — ces panneaux de couleur brune bien connus des usagers de la route — a été rajouté au système d’informations sur la circulation. L’exploitant des voies à péages ne se contente donc pas de promettre à l’automobiliste la sécurité routière, il s’adresse aussi à lui en tant que touriste, consommateur de loisirs et de culture.

Entre 1972 et 1978, le bureau de Jean Widmer, un designer d’origine suisse formé à l’école de Zürich, a conçu 550 pictogrammes, placés le long des 2500 km d’autoroutes françaises. Chaque pictogramme est présenté sur un support brun et est complété par un écriteau identique où n’apparaît qu’une seule police de caractères, le Frutiger. Ils fournissent à l’automobiliste des renseignements sur les curiosités, les possibilités de loisirs et les produits régionaux des contrées qu’il traverse. Les panneaux constituent un système signalétique intégré. Ils informent, identifient, orientent, représentent et valorisent : toutes les fonctions du design sont remplies par ce système de communication. Il constitue un paradigme de l’approche moderniste suisse de la communication dans un espace public.

Dans sa monographie sur Jean Widmer, Margot Rouard-Snowman décrit les objectifs de l’animation touristique de Widmer comme suit : « L’idée était de rompre la monotonie fastidieuse des longues distances, tout en respectant l’environnement culturel, et de susciter la curiosité de l’automobiliste pour l’espace naturel, le patrimoine artistique, architectural, urbain, industriel et commercial des régions traversées. » Il convient de revenir un peu sur cette description. Le super système des autoroutes est certes efficace, mais il entraîne parallèlement une dilution du contact avec sa propre perception du paysage et de la culture locale des villages et des villes. Le système de signalisation de Widmer semble faire fonction de sacrifice expiatoire. Il représente ce qui, en réalité, se perd. Le prix à payer par l’automobiliste pour une plus grande fonctionnalité du système de transport est celui de la dégradation sensorielle. Cet appauvrissement des sens est encore aggravé par le système de compensation. Les pictogrammes renvoient à des objets et des situations concrets, mais les enchâssent, abstraitement, dans un système uniforme de signes iconiques.

Le design des pictogrammes de Widmer remonte à celui de la statistique illustrée, laquelle a été développée dans les années vingt par Otto Neurath au Gesellschafts und Wirtschaftsmuseum de Vienne. Neurath voulait rendre accessible à de larges couches de la population le rapport complexe que la société moderne entretient avec l’économie, en utilisant des statistiques illustrées pour traduire les faits et les chiffres. Il invita l’artiste allemand Gerd Arntz à en concevoir les symboles. Celui-ci créa 4000 symboles graphiques entre 1928 et 1956. Ils sont de tailles équivalentes, ajustables en rangées. Leur design est fortement simplifié, dans un souci de lisibilité optimale. Au fil des années, la forme, la taille et la couleur ont eu tendance à se standardiser. Ils ont pour objet de présenter des données quantitatives1.

Widmer utilise un système de pictogrammes analogue ; certains de ses signes affichent d’ailleurs une ressemblance frappante avec ceux d’Arntz, mais dans le but de présenter des données qualitatives. C’est ainsi qu’apparaît une contradiction flagrante entre la diversité des cultures régionales et l’uniformité du design. Pour citer un exemple : les signes architectoniques dans les pictogrammes de Widmer semblent plus évoquer un type d’architecture qu’un bâtiment particulier. Widmer visait à éveiller la curiosité et souhaitait impartir un caractère ludique à son système. Mais cet aspect fantaisiste a la structure d’un quiz : la question relative à la signification du pictogramme trouve immanquablement sa réponse sur un panneau placé quelques centaines de mètres plus loin. Les images quant à elles ne piquent même pas la curiosité ; toute ambiguïté est éliminée. Elles revêtent une fonction informative plus qu’exhortative.

Bernard a été un étudiant de Widmer à l’ENSAD au début des années soixante. Leurs chemins se sont à nouveau croisés en 1991 lorsqu’ils se retrouvèrent rivaux dans un concours relatif à la mise en place d’un système d’information touristique sur les autoroutes dans la région Rhône-Alpes. Les pouvoirs publics avaient décidé de saisir l’occasion créée par la venue des Jeux olympiques en 1992 à Albertville pour lancer une offensive visant à accroître l’attractivité de la région. C’est dans ce cadre que les deux établissements chargés de la voirie — l’entreprise AREA et la Direction départementale de l’Équipement (DDE) — organisèrent ce concours, un exemple de coopération entre une société privée et un organisme public. Il s’agissait de réaliser quelques 200 panneaux d’affichage ponctuant la route tous les cinq kilomètres. Les couleurs brune et blanche avaient été imposées, au même titre que la lettre Frutiger. Les thèmes ont été déterminés en concertation avec les autorités locales et la commission nationale d’affichage touristique.

Bernard a interprété la commande comme suit : « Le propos de la signalétique touristique est clair : il s’agit de baliser la route pour la rendre moins ennuyeuse, de raviver des souvenirs, d’interroger le réel, de questionner la géographie. Elle a une fonction de “réveil” dans un environnement extrêmement codifié et répétitif2. »

Bernard s’inspire du système développé par Widmer, mais s’en écarte pareillement. Le système de support est constitué de doubles panneaux, comparables à des dominos Fig. 1. L’information visuelle n’est pas transmise par des signes, mais par des images. À une seule exception près, ces dernières sont positionnées sur la moitié supérieure du panneau d’affichage. On ne peut manquer de remarquer l’utilisation répétée des majuscules dans les textes. Bernard délaisse l’unité du code pictographique, et réalise avec ses collaborateurs des images qui varient fortement en termes de contenu, de facture et d’expression. Cela leur confère une certaine imprévisibilité qui dessert bien leur fonction de « réveil ». Chaque panneau est à la fois autonome et élément de construction faisant partie d’un réseau, à l’image du jeu de dominos Fig. 2. L’affichiste se révèle également en incorporant des combinaisons textes/images uniques dans la structure d’un système d’information. Cela a pour résultat un enrichissement visuel indéniable de ce type de communication. Comme l’exprime Bernard :

Nous avons multiplié les approches stylistiques en confrontant des formes inhabituelles à des contenus relativement familiers. (...) Pour créer chaque panneau, c’était un grand plaisir d’aller sur place pour chercher des livres et des documents, parler avec les habitants, et s’imprégner du lieu en dessinant et en photographiant3.

Son projet se base derechef sur l’information locale et des conversations avec les personnes concernées.

Le projet part de l’impact devenu conséquent de la culture visuelle sur le citoyen lambda, qui est de plus en plus sensibilisé à l’image, et qui a acquis une certaine compétence en la matière. Les images ne sont pas associées au thème de façon descriptive (comme pictogrammes), mais de manière allusive ou ludique. « Ce caractère fragmentaire, ou plus fantaisiste, peut néanmoins être rapidement déchiffré parce que ces icônes reposent sur des clichés visuels familiers aux automobilistes grâce aux médias. » Cet argument, tiré de la notice explicative du projet par la DDE, est donc remarquable dans la mesure où il établit que le renouvellement radical proposé par rapport au code imaginé par Widmer n’est pas étayé par une esthétique formelle, mais par une compétence visuelle et par l’attente de l’observateur.

Les images ne sont aucunement une traduction littérale du thème ; elles évoquent plus qu’elles n’informent. Ce sont des interprétations imagées, émotionnelles et sensorielles Fig. 3. Les pictogrammes de Widmer sont linéaires, ils laissent voir des contours : il s’agit d’images conceptuelles, schématiques-mentales, toutes dans le même style. Les images de Bernard, quant à elles, sont diversifiées. Elles font parfois un zoom, relèvent un détail comme une pars pro toto. Le designer n’est pas rebuté par les citations historiques. Le mot clef : la richesse, des images bien entendu, mais aussi de la réalité spatio-temporelle à laquelle elles renvoient et de l’expérience qu’elles rendent possible.

Widmer et Bernard manient deux principes différents de la lisibilité. Pour rendre lisible son système, Widmer compte sur l’application d’une grammaire optique qui dicte le montage de l’image en fonction d’un assemblage limité de lignes. Bernard, quant à lui, veut atteindre la lisibilité en se servant du contraste que forment les textes par rapport aux images, et par l’interaction des images et des genres d’images dans tout le système. Chez lui également la typographie du texte est strictement codée : le pied du texte ancre l’image. Mais il concède la différence, la plus grande possible, aux images elles-mêmes. L’approche de Widmer est motivée par la théorie et le système, et repose sur des concepts. L’approche de Bernard est rhétorique : elle s’appuie sur la coexistence de la convention et de l’invention. La rangée d’images et le rythme qui se déploient au fur et à mesure du trajet sur l’autoroute créent un lien dynamique entre l’observateur et le message. Les images interpellent l’automobiliste chaque fois d’une façon différente et font appel à ses facultés d’association et d’interprétation. La conception de Bernard de la communication comme processus rhétorique, dialectique et dialogique remonte à sa vision de la société et du rôle social du designer :

Plus j’avance dans ma pratique du design, plus je pense que notre métier est d’articuler et d’harmoniser les caractéristiques extrêmes de nos relations dans la société : l’ordre et le désordre. Il s’agit d’organiser les contrastes. Dans le désordre total le contraste n’existe plus, mais bien sûr, dans l’ordre généralisé et permanent, il existe encore moins4 !

Abbaye de Tamié

Ce panneau Fig. 4 renvoie à une abbaye cistercienne savoyarde dont l’histoire remonte au douzième siècle. Reconstruite au dix-septième siècle, elle est toujours habitée par des moines trappistes. L’abbaye n’est pas représentée ici comme un bâtiment, mais comme un endroit voué à la vie spirituelle. La musique grégorienne renvoie au mode de vie de moines qui, comme on le sait, consacraient une bonne partie de leur vie à la prière et au chant.

Les autorités ont saisi l’occasion de la venue des Jeux olympiques d’hiver de 1992 à Albertville — qui n’est pas loin de l’abbaye de Tamié — pour rendre la région plus attrayante. Dans ce cadre, un concours a été lancé pour sélectionner le futur concepteur d’un nouveau système de signalisation touristique le long des autoroutes de cette région. L’Atelier de Création Graphique remporta la compétition, à laquelle Jean Widmer, entre autres, avait pris part. Cette victoire est d’autant plus notable que le studio de Widmer — Visuel Design — était celui-là même qui avait développé le système pictographique qui abreuve l’automobiliste d’informations touristiques sur les 2500 kilomètres que comptent les autoroutes françaises.

En quoi diffère le système signalétique de Bernard, dont le panneau de l’abbaye fait partie, de celui de Widmer ? Widmer traduit les différents thèmes dans une pictographie simplifiée, uniforme. De plus, pour chaque thème, les textes et les images sont séparés : d’abord un pictogramme, puis, quelques centaines de mètres plus loin, le panneau textuel correspondant.

Bernard rompt avec l’uniformité du langage imagier de Widmer. Il utilise une idéographie flexible stylistiquement parlant, et variée en matière d’expression : on passe de l’épouvante à la gaieté, de la féerie au réalisme, de l’histoire à l’actualité. Les images sont photographiques, dessinées, gravées ou, comme ici, typographiques. Bernard fait ensuite se rejoindre le texte et l’élément pictural dans un double panneau, comme sur un domino. S’inspirant du sous-titrage des films, il a conçu un format que l’on peut définir comme la version verticale d’une double page. Dans le cas où l’image elle-même est typographique, deux fonctions de la typographie sont confrontées l’une à l’autre. La légende sert à décrire ; quant à la notation musicale, elle évoque la réalité à laquelle le message fait référence. La légère virevolte de la note de musique met cette différence en scène. Il est surprenant, dans une nation où la séparation de l’Église et de l’État est érigée en principe, de tomber sur un texte en latin d’Église le long des voies publiques. Cela l’est encore plus s’il s’agit d’une commande des autorités départementales et d’une société privée d’exploitation des autoroutes. La forte imprégnation du patrimoine national dans la culture et la politique culturelle françaises suffit à expliquer la présence d’une image religieuse dans un espace public. Le patrimoine a aussi, au fil des ans, exercé une influence essentielle sur la vision de Bernard quant au rôle social du design. Il comprend aussi bien la musique liturgique du Moyen-Âge que les images et les récits de la résistance à l’occupation allemande lors de la Seconde Guerre mondiale, un autre thème que l’on retrouve le long de cette route.

La visualisation de ce thème est en partie le résultat d’enquêtes sur place et de conversations avec les habitants. Le moine que le designer montre en train de psalmodier ce cantique dans ses versets graduels : « Le vent souffle où il veut et tu entends sa voix, mais tu ne sais pas d’où il vient ni où il va » a peut-être, après avoir célébré l’eucharistie dans son abbaye, médité sur le tourisme de masse.


  1. Gerd Arntz. Siebdrucke nach frühen Holzschnitten [Sérigraphies d’après les premières gravures sur bois]. Berlin : Galerie Kunze, 1979.↩︎

  2. Corbin, p. 21.↩︎

  3. Corbin, p. 23.↩︎

  4. Corbin, p. 24.↩︎